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REVUE DES DEUX MONDES.

— Eh ! je vais à la douane, reprit-il, je vais délivrer le Francesco et le Raphaël.

En effet, le lendemain, nos deux chefs-d’œuvre, rendus au soleil, un pâle soleil français, il est vrai, mais enfin, nous donnons notre soleil tel que nous l’avons, faisaient leur entrée triomphale dans cette étroite et misérable auberge qu’on appelle le ministère des affaires étrangères. Là, grace au maître qui l’habitait, les deux exilés furent entourés d’égards et de respects ; les plus grands seigneurs de Paris, c’est-à-dire les hommes les plus intelligens, venaient en toute hâte pour saluer les deux chefs-d’œuvre. Des hommes de tous les partis, pour rendre leurs devoirs au Raphaël, au Francia, sont accourus à l’hôtel du ministère des affaires étrangères, bien étonné de les y voir. Plus d’une fois M. Thiers, au milieu de ces immenses travaux dont personne n’a l’idée, au plus fort de cette ardente improvisation qui ne se repose ni la nuit, ni le jour, venait saluer le Francia et le Raphaël. Qu’il était heureux et fier de les recevoir ! qu’il était inquiet de ses illustres hôtes ! comme il en faisait les honneurs à la France ! quel démenti il donnait à la douane ! comme il se prosternait devant le Francia !… Jamais vous n’avez vu de passion plus vraie et mieux sentie. Eh bien ! M. Thiers a laissé partir la vierge de Raphaël. « Seigneur, lui disait-elle, l’adorable Vierge, comme disait cette belle Hortense Mazarin à Louis XIV : — Vous êtes roi, vous m’aimez, et je pars ! » M. Thiers a même laissé partir le Francia, non pas sans regret, je vous assure, non pas sans s’être bien consulté lui-même pour savoir si enfin, à la rigueur, il n’achèterait pas cette dernière toile qui lui faisait tant d’envie, et il y a renoncé. C’est qu’en effet celui-là aussi il est véritablement un grand seigneur, moins la richesse. Si ceux-là qui l’accusent tout bas, ceux-là qui lui reprochent une fortune imaginaire, qui parlent si bien de l’or entassé dans les prétendus coffres de M. Thiers ; si ceux-là avaient pu le voir, comme je l’ai vu, lui le maître, résistant à la tentation du Francia, et se contentant enfin de quelques copies maladroites, ceux-là auraient bien compris, et plus qu’on ne saurait le dire, tout le désintéressement d’un ministre tout-puissant, qui, en fin de compte, ne se trouve pas assez riche pour donner 20,000 francs d’un chef-d’œuvre qui lui convient.

De Lucques à Pise, il n’y a qu’un pas, le temps de dire adieu à cet adorable petit coin de terre, le temps de se préparer à revoir les grands monumens, le Campo Santo, le Dôme, la Tour penchée. La ville s’est retirée pour laisser plus d’espace à ces trois idées jetées