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LA HOLLANDE.

avoir bravé courageusement les hasards de la fortune et surmonté les périls d’une vie aventureuse, prétend achever à son aise le cours de son pèlerinage en ce monde. Les matelots, appuyés contre les bastingages ou perchés comme des mouettes sur les enfléchures, attachent sur nous un regard où se trahit une touchante émotion. Ils ont fait le voyage des Indes et il y a long-temps qu’ils n’ont vu le trekchuit national, l’embarcation bien-aimée qui les portait d’un village à l’autre dans leur première jeunesse. L’un d’eux nous hèle du haut d’une tonne ; il vient de reconnaître dans notre pilote un enfant de son hameau, et il lui demande avec anxiété des nouvelles de ceux qu’il a quittés il y a près d’un an, et auxquels il a maintes fois pensé. Le pilote monte sur un banc et lui crie : Ta femme et tes enfans vont bien, ton père a bu avec moi à la dernière kermesse, et l’on t’attend pour la noce de ta sœur. — La figure du matelot s’épanouit à ces paroles, et il y répond par un cri expressif, par un remerciement qui vient du fond du cœur. Oh ! agitations et bonheur de la vie du marin, ceux qui ne vous connaissent pas peuvent-ils vous comprendre, et ceux qui vous connaissent peuvent-ils vous dépeindre ?

Pendant que je fais ces observations, le brouillard hollandais, qui depuis le matin couvre le ciel et enveloppe l’horizon, devient de plus en plus noir et épais, et se résout en une pluie froide et pénétrante. Le pilote revêt son caban et se plonge la tête dans un lourd capuchon. Moi qui n’ai pas la même ressource, je suis forcé de rentrer dans la cabine. Les trois Hollandais tirent toujours de longues bouffées de leurs pipes en terre. Le Belge, qui affecte des airs plus civilisés, tient délicatement du bout de ses doigts un mauvais cigarre. La chambre est noire comme un four, et la conversation tourne au sentiment. Le Belge, dans son humeur sarcastique, avait blessé au vif le cœur de ses compagnons de voyage. Il avait mis en doute les facultés affectueuses des Hollandais, et ceux-ci lui répondaient naïvement et gravement par des histoires dont ils avaient été eux-mêmes ou les témoins, ou les héros. — Oui, monsieur, disait l’un d’eux que je voyais très imparfaitement à travers la fumée, mais qui avait une bonne et honnête physionomie, oui, c’est un fait singulier, et je puis bien vous le raconter. — Eh bien ! voyons, dit le Belge en croisant ses jambes et en se redressant de l’air d’un homme qui se pose en critique, et qui voit arriver une victime.

Le Hollandais nettoya sa pipe, la remplit de tabac, et commença ainsi : — Il y aura bientôt vingt ans, qu’un jour d’octobre j’arrivais à Utrecht pour y faire des études en droit. J’étais le cadet d’une famille