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Aussi bien le jeu actuel, quelque doucereux qu’il soit encore, semble quelquefois près de devenir sérieux, et on ne se borne pas toujours à des plaisanteries. L’Espagne est un pays où le rire est près du sang ; Espartero peut entendre tous les jours ce terrible refrain populaire qu’on chante au café Nuevo, rendez-vous des hommes d’action du parti exalté :

Dos veces duque,
Duque de nada,
Ha de sucerder te
Lo que a Quesada.

« Deux fois duc, duc de rien du tout, il t’arrivera ce qui est arrivé à Quesada. »

Ce qu’il y a de plus frappant dans tout ce conflit, c’est l’indifférence véritablement incroyable du public espagnol pour unitaires et trinitaires, calzados et descalzos également. Non-seulement les quatre cinquièmes des électeurs ont dédaigné de prendre part aux élections générales, mais les conversations ne roulent que très accidentellement, à Madrid même, sur ce qui concerne la politique ; on dirait qu’il s’agit des affaires de quelque pays lointain et à demi inconnu. L’ouverture des cortès a eu lieu sans aucune solennité ; Espartero boudait et n’y est pas venu ; la jeune reine non plus n’y a pas assisté. La Gazette officielle loue le silence respectueux que le peuple à gardé ; on sait ce que signifie le silence en pareil cas. Pour quelques-uns, c’est de la tristesse ; pour la plupart, c’est de l’incrédulité. La ville de Madrid, ou, pour parler comme les Espagnols, la cour de Madrid, esta corte, est veuve de la monarchie ; elle ne comprend pas de cérémonies politiques où elle ne voit pas de roi.

Maintenant la France doit-elle faire des vœux pour le succès d’Espartero ? Nous ne le croyons pas, quoi qu’on en ait dit. Sans doute la nomination d’un régent unique serait un retour tel quel vers les idées d’ordre. Le duc de la Victoire s’est montré d’ailleurs, depuis quelque temps, moins disposé à prêter l’oreille au parti anglais, qui s’unit de plus en plus aux anarchistes. Mais qu’importe que cet homme ait aujourd’hui quelque velléité de retourner sur ses pas ? D’abord, il réussirait pour le moment, même à se faire nommer régent unique, que ce ne pourrait être pour long-temps, et la France en serait encore une fois pour ses sympathies perdues. Ensuite, ce serait un triste succès que celui-là, et la consécration d’un état bâtard qui ne profiterait à personne. Puisque l’Espagne est destinée à boire jusqu’à la lie l’amer breuvage des révolutions, qu’elle arrive au