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y avait eu chez les Numides le moindre sentiment d’unité nationale, ce recrutement aurait eu pour Carthage de grands dangers, car l’armée aurait pu s’emparer du pouvoir, et substituer en Afrique les Numides aux Carthaginois ; mais avec leur idée de tribu et de famille, avec leur organisation morcelée et parcellaire, les Numides étaient incapables d’une pareille entreprise. Le service carthaginois était pour les tribus, divisées par leurs haines intestines, une occasion de se battre les unes contre les autres, et elles la saisissaient sans comprendre qu’en s’affaiblissant ainsi mutuellement, elles contribuaient à la grandeur de Carthage. Carthage, d’ailleurs, avait soin de composer ses armées de soldats pris dans des pays différens et parlant des langues différentes ; de cette façon, ils ne pouvaient pas se concerter ensemble. Polybe[1] remarque avec raison que cela rendait les conspirations presque impossibles, mais qu’aussi, quand il y avait une sédition, il était difficile aux généraux d’apaiser les soldats, car il fallait parler à chacun dans sa langue, chose impraticable. C’est ce qui arriva dans la révolte des mercenaires : Hannon et Giscon ne pouvant pas se faire entendre de l’armée entière, la révolte recommençait d’un côté quand elle s’apaisait de l’autre. Il n’y avait dans cette foule furieuse qu’un mot, dit Polybe[2], un seul qui fût compris de tout le monde : Frappe ! (βαλλε), et quand un chef haranguait dans une langue pour apaiser les soldats, βαλλε ! s’écriaient les soldats d’une autre langue, craignant d’être trahis, et le chef était aussitôt lapidé. Rien ne peint mieux l’instinct de la sédition populaire que ce genre d’intelligence et d’union.

Dans ces armées mercenaires, les séditions étaient fréquentes, car il n’y avait aucun lien d’affection qui les attachât à la patrie, mais ces séditions étaient peut-être moins dangereuses que les révoltes d’une armée nationale. Une armée nationale, s’éprenant d’amour pour un général, eût pu créer une tyrannie durable. Avec une armée mercenaire, il n’y avait à craindre que des séditions. Ainsi, ce genre de recrutement, malgré ses dangers, convenait à une république de marchands comme était Carthage ; il était dans les goûts du peuple, qui n’aimait pas le service militaire, et il était dans les intérêts de l’état. Il s’accomodait aussi aux mœurs des Numides, et cela est si vrai, que tous les peuples qui ont conquis l’Afrique, ont pris des Numides ou Maures à leur service. Nous avons aussi dans notre armée d’Afrique des corps d’indigènes, et le Tableau des établisse-

  1. Livre Ier, chap. 67.
  2. id., chap. 69.