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nouille réclame une place méritée. Nous ne citerons que deux faits relatifs à sa captivité à Plymouth. L’un et l’autre, par leur bizarre hardiesse, attestent à quel degré de cruauté s’élevait le traitement réservé aux malheureux prisonniers de guerre.

Chaque semaine, un fonctionnaire spécial venait visiter la prison, afin de voir si les Français étaient aussi durement traités que de coutume, si les lits étaient aussi durs, le pain aussi noir, les légumes aussi mauvais. Après avoir constaté l’infection de l’air et le nombre des malades et des morts, il dressait son rapport et partait. Ce commissaire, membre sans doute de quelque société philanthropique, se faisait toujours suivre, par luxe ou par humanité, de deux superbes lévriers d’Écosse, et de l’un de ces boule-dogues à tête ronde passée dans un collier hérissé de pointes de fer. Rien de ce qui venait du dehors n’échappait au regard si peu distrait des prisonniers. Avec quelle envie ils admiraient, pendant la visite du commissaire, ces opulentes bêtes, ces chiens grands seigneurs, gras, lustrés, libres, et mangeant si bien ! Tant de bonheur versé sur des créatures inintelligentes, tandis qu’eux, des hommes utiles et braves, des hommes enfin, n’assouvissaient jamais leur appétit ! La comparaison les indignait. Ces chiens avaient fini par les irriter à un point extraordinaire ; ils les détestaient autant que le commissaire des prisons. Le capitaine Grenouille promit à la série de prisonniers dont il faisait partie, la plupart pris avec lui sur le cutter, de tirer une vengeance prompte et adroite de la prospérité insultante des trois chiens. Les nombreuses cours de la prison de Plymouth étaient séparées par des murs hauts de cinq ou six pieds, larges d’autant, sur lesquels des sentinelles se promenaient et veillaient pendant les heures de récréation accordées le matin et l’après-midi aux prisonniers. Ces murs étaient le chemin par où passait le commissaire lorsqu’il voulait embrasser d’un coup d’œil les masses de captifs répandus dans les différentes cours.

Le jour de visite attendu par les fauteurs de la conspiration tramée contre les trois chiens arriva enfin. Chacun se tint à son poste. Vêtu de son habit rouge, ceint de son écharpe noire à passemens d’or, le commissaire paraît à l’extrémité du mur d’inspection. Ses trois chiens le suivent. Il atteint enfin le double carré du préau, que divise le mur, d’où il examine lentement, tantôt à droite, tantôt à gauche, les prisonniers. Derrière lui, et tandis qu’il marche, une corde très fine, blanche, peu visible, est lancée d’un côté à l’autre du mur. Le bouledogue en reçoit un coup vif dans les pattes ; il trébuche, tombe ; il