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Si quelqu’un ignorait encore par hasard les relations pleines de froid qui existent à cette heure entre M. Scribe et l’Académie royale de Musique, la pièce de Carmagnola suffirait pour l’en instruire. En effet, c’est bien là une pièce d’ennemi, du plus malin et du plus redoutable qui se puisse imaginer, d’un ennemi qui en veut à votre bourse, et qui d’avance a juré qu’il la viderait ou du moins l’empêcherait de se remplir. Jamais action plus insipide, jamais parade plus drôlatique ne fut donnée sur un théâtre sérieux ; qu’on s’imagine un comte de Boccace, moins la grace, l’esprit, l’invention et le style, la gravelure dans toute sa déplaisante crudité. Le comte Carmagnola convoite la femme du gouverneur d’une citadelle italienne, d’un de ces gouverneurs cousins de Shaha-Baham, et dont la race avait disparu depuis le fameux bailli du Rossignol. Or, il s’agit de savoir si le comte arrivera à ses fins, s’il enlèvera la femme au nez du gouverneur qu’il entoure de tous les soins affectueux usités en pareille circonstance. Chaque fois que le comte Carmagnola sort ou qu’il entre, il n’a garde de vous laisser ignorer où il va ni d’où il vient. La femme du gouverneur cèdera-t-elle, la beauté sera-t-elle moins inhumaine ? là réside toute la question ; c’est uniquement pour cela que les violons s’assemblent, que les chœurs chantent faux, et que M. Massol vocifère à tue-tête. Quelle inimitié profonde, irréconciliable, il faut que M. Scribe porte à l’administration actuelle, pour qu’il ait pu se décider à lui jouer une pareille pièce, lui, l’auteur du Philtre, de la Bayadère, du Comte Ory, et de tant d’autres aimables inventions qui ont fait fortune !

Le nom de M. Thomas, que d’ailleurs plus d’un succès honorable recommande, ne s’était point produit encore à l’Opéra, si ce n’est à l’occasion d’un ballet, de la Gipsy ; et franchement, dans l’intérêt de son avenir, le jeune musicien aurait dû s’en tenir là, ou du moins ne tenter l’aventure qu’à bon escient. Plus une épreuve est décisive, plus il importe de calculer d’avance toutes les chances d’en sortir avec honneur. Voilà malheureusement ce que les jeunes compositeurs ne sauraient comprendre de notre temps. Dans la fureur qui les possède d’être joués à l’Académie royale de Musique, ils passent par-dessus toutes les conditions qu’on leur impose, si funestes et si désastreuses qu’elles soient. Une pareille gloire les fascine tellement, qu’il leur semble qu’on a tout dit lorsqu’on a prononcé le nom de Mme Dorus ou de Mlle Dobrée, et que disposer pendant deux heures du gosier de M. Alizard leur paraît quelque chose de merveilleux. Cependant les obstacles s’amoncellent, les tribulations se multiplient, la dernière illusion se dissipe au lever du rideau, et c’est quand il n’y a plus moyen de revenir sur ses pas qu’on s’aperçoit de l’imprudence qu’on a faite. Et vous avez beau dire, vous n’empêcherez jamais cette fureur d’aller son train ; les exemples que vous citerez ne serviront qu’à enflammer l’émulation de nouveaux concurrens ; autant de lauréats, autant de victimes : laissez-les faire, et vous les aurez bientôt vus, l’un après l’autre, pauvres papillons éclopés, venir se brûler le bout des ailes au lustre de la rue Lepelletier. On n’a certainement point oublié le Perruquier de la Régence, le Panier fleuri, la Double Échelle surtout, la première et, selon nous, la