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DU GOURVERNEMENT REPRÉSENTATIF.

cette théorie est inattaquable. Qu’on voie pourtant où elle conduit. Il existe en France quatre-vingt-six préfets et près de trois cents sous-préfets. Ce sont les fonctionnaires politiques par excellence, ceux à qui s’applique surtout la théorie dont il s’agit. Tant que le pouvoir, bien qu’il change de mains, reste dans le même parti, la situation est fort simple. Les quatre-vingt-six préfets et les trois cents sous-préfets parlent et agissent pour le parti qui gouverne, soutiennent ses amis et combattent ses adversaires. Mais un beau jour, à la suite d’une élection générale, le pouvoir se déplace et passe d’un parti au parti contraire ; aussitôt, selon le cours naturel des choses et la loi du gouvernement représentatif, les ministériels deviennent membres de l’opposition, les membres de l’opposition ministériels ; le pouvoir a d’autres principes, un autre langage, d’autre amis. Que feront alors les quatre-vingt-six préfets et les trois cents sous-préfets ? Faut-il les renvoyer tous ? ou bien doivent-ils soudainement, changeant de principes, de langage, d’amis, approuver tout ce qu’ils blâmaient, blâmer tout ce qu’ils approuvaient, et transporter des uns aux autres l’appui de leur influence ? Dans le premier cas, quel trouble dans l’administration ! Dans le second, quelle déconsidération pour les administrateurs !

On dit qu’en arrivant au pouvoir, chaque ministre de l’intérieur a soin d’adresser une circulaire aux préfets et aux sous-préfets pour leur demander une profession de foi explicite et une éclatante adhésion. En moins de cinq ans, les préfets et sous-préfets ont donc été invités à adhérer successivement au 22 février, au 6 septembre, au 15 avril, au 12 mai, au 1er mars et au 29 octobre, bien qu’entre ces divers cabinets il y ait eu non-seulement de notables dissidences, mais des luttes acharnées. Ajoutez que, pour l’instruction et l’édification des ministres futurs, toutes les réponses restent bien et duement classées à chaque dossier. Mais ce qui est possible dans le secret des cartons du ministère ne l’est pas au grand jour et dans la pratique journalière. Quand un fonctionnaire veut servir une opinion politique aux dépens d’une autre, il ne peut éviter de se prononcer à chaque instant par ses actes, par ses paroles, même par son silence. Il ne peut éviter de froisser ceux-ci en même temps qu’il est agréable à ceux-là. Comment donc veut-on que tout cela se fasse aujourd’hui dans un sens, demain dans l’autre, selon que le vent souffle, et que le ministre de l’intérieur vient de la gauche, de la droite ou du centre ? Comment veut-on qu’ouvertement, publiquement, on avoue ainsi qu’on est un pur instrument, sans opinion comme sans volonté ?