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FRANKLIN.

ment, doublant sa propre jouissance par une maligne et secrète ironie qu’il ne laissait pas trop paraître. S’il eût été le sauveur du monde, on n’eût pas inventé des triomphes plus magnifiques que ceux dont le XVIIIe siècle entourait son favori. Le carrosse du docteur était encore sur la grande route, lorsque Mme d’Houdetot, accompagnée de tout son monde, y compris l’inévitable Saint-Lambert, fit à peu près un quart de lieue pour venir à sa rencontre. Au moment où il descendit du carrosse, Sophie lui donna la main, et l’accueillit en prononçant ces vers dignes d’être conservés, comme le plus singulier prélude de la révolution française :

Ame du héros et du sage,
Ô Liberté ! premier bienfait des dieux !
Hélas ! c’est de trop loin que nous t’offrons des vœux !
Ce n’est qu’en soupirant que nous rendons hommage
Au mortel qui forma des citoyens heureux.

Cette liberté que l’on admirait de trop loin, et ces vœux formés par la cour de France elle-même en 1781, annonçaient clairement que la révolution qui n’était pas faite dans les choses était déjà faite dans les esprits. On se mit à table. Les mêmes souhaits furent répétés à tous les services, en vers plus ou moins mauvais, par l’aimable comte de Tressan, l’enjoliveur du moyen-âge, le Florian des fabliaux chevaleresques ; par le vicomte d’Apché, qui soutint en chanson que tous les chevaliers français emploieraient volontiers leur épée pour conquérir une charte anglaise ; par Mme de Pernan, fille de Mme d’Houdetot, qui compara Franklin à Jésus-Christ, et par ce bon M. d’Houdetot, qui, en sa qualité de mari, se montra un peu plus ridicule que les autres. Il compara Franklin à Guillaume Tell, faisant observer que Guillaume Tell avait été un sauvage fort désagréable, tandis que Franklin buvait sec et jouait de l’harmonica. L’histoire de l’engouement français serait une très bonne histoire.

On fit ensuite, après le café, une prodigieuse dépense de petite poésie, composée en partie par Mme d’Houdetot elle-même. On déclama entre autres vers ceux-ci, qui étaient gravés sur une colonne de marbre, et devant lesquels on força la modestie de Franklin de s’arrêter :

Recevez le juste hommage
De nos vœux et de notre encens ;

poésie de bonbonnière, que nous ne citerions assurément pas, si le