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RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

et des luthériens se réunissent contre lui ; mais c’est trop peu pour son malheur et pour sa gloire. Il ne suffit pas des arrêts du parlement, de la persécution des petites républiques huguenotes, du fanatisme des paysans de Moutiers-Travers, des dépits rancuniers de l’aristocratie ; ses plus amers, ses plus dangereux ennemis, ceux-là seuls dont le jugement peut le poursuivre et l’atteindre aux yeux d’une postérité désabusée de l’esprit de secte, ce sont ses anciens amis, ses illustres contemporains, les beaux esprits philosophiques critiques de l’époque, et, pour rentrer dans ma définition, les hommes forts de son temps.

« Mais pourquoi donc de leur part cette haine mesquine, ou tout au moins ce persifflage cruel qui jeta tant d’amertume dans sa vie et d’égarement dans ses idées ? C’est que les hommes d’action et les hommes de méditation sont ennemis naturels par le fait de la société et par l’absence de la notion de perfectibilité. Non-seulement les holbachiens ont nié la supériorité de Rousseau, parce qu’elle blessait leur vanité et irritait en eux les petites passions d’hommes de lettres, mais encore ils l’ont méconnue, parce qu’elle offusquait leurs idées d’hommes du XVIIIe siècle. Son amour subit et ardent pour des vertus qu’il n’avait pas pu pratiquer encore, et qui n’étaient pas immédiatement praticables (elles ne le furent pour Rousseau lui-même !) ne pouvait être compris que par des esprits évangéliques de la trempe du sien. Et l’on sait que les mœurs de l’athéisme dominaient alors. Ces hommes de mouvement, ne concevant pas qu’il pût chercher ailleurs que dans la vie réelle et le principe des institutions connues son rêve de grandeur et de félicité, ne comprirent ni ses douleurs, ni ses défaillances, ni ses erreurs de jugement. Ils lui reprochèrent de haïr les hommes, parce qu’il ne tolérait pas les ridicules et les vices de son temps, tout en portant l’humanité future dans ses entrailles. Ils le déclarèrent sauvage, misanthrope, parce qu’il méprisait les enivremens de la vanité et fuyait le théâtre des rivalités puériles. En un mot, ils firent comme les pharisiens de tous les âges à la venue des prophètes, et Dieu put dire d’eux aussi : « Je leur ai envoyé mon fils, et ils ne l’ont point connu. »

« Mais vous aussi, Jean-Jacques, vous fûtes aveuglé ; vous ne comprîtes point l’œuvre de ces hommes qui marchaient devant vous pour vous préparer le chemin. Ils aidaient à votre œuvre en vous faisant la guerre, et ils déblayaient les obstacles de la route où votre parole devait passer. À vous aussi la foi en l’avenir a manqué. Vous