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rencontré cette chasse terrible, ces biches épouvantées fuyant devant la meute bruyante, et ces grands lévriers dont la race est perdue et qui devancent la course des feux follets, et les chasseurs avec leurs trompes au son funèbre, et le grand-veneur en personne, avec son habit rouge, son panache flottant et son cheval noir comme la nuit, piaffant, reniflant, et faisant fumer la bruyère sous ses pieds autour de ces arbres séculaires qui forment, au plus obscur de la forêt, le carrefour du Grand-Veneur.

— J’ai souvent passé sous ces beaux arbres, répondit mon interlocuteur, lorsqu’ils étaient couverts de soleil et de verdure, et je n’aurais jamais cru que les morts osassent venir prendre leurs ébats aussi près de la capitale.

— Si vous voulez me promettre de ne pas vous moquer de moi, lui dis-je, je vais vous dire comme quoi j’ai été tout près de croire à une fable conforme, à bien des égards, au poème du Freyschütz.

— Je vous en prie, me dit-il, et je vous promets tout ce que vous voudrez.

— Eh bien ! continuai-je, franchissez en imagination une distance de quatre-vingts lieues. Nous voici au centre de la France, dans un vallon vert et frais, au bord de l’Indre, au bas d’un coteau ombragé de beaux noyers qui s’appelle la côte d’Urmont, et qui domine un paysage tout-à-fait doux à l’œil et à la pensée. Ce sont d’étroites prairies bordées de saules, d’aulnes, de frênes et de peupliers. Quelques chaumières éparses, l’Indre, ruisseau profond et silencieux, qui se déroule comme une couleuvre endormie dans l’herbe, et que les arbres pressés sur chaque rive ensevelissent mystérieusement sous leur ombre immobile ; de grandes vaches ruminant d’un air grave, des poulains bondissant autour de leur mère, quelque meunier cheminant derrière son sac sur un cheval maigre, et chantant pour adoucir l’ennui du chemin sombre et pierreux ; quelques moulins échelonnés sur la rivière, avec les nappes de leurs écluses bouillonnantes et leurs jolis ponts rustiques que vous ne franchiriez peut-être pas sans un peu d’émotion, car ils ne sont rien moins que solides et commodes ; quelque vieille filant sa quenouille, accroupie derrière un buisson, tandis que son troupeau d’oies maraude à la hâte dans le pré du voisin : voilà les seuls accidens de ce tableau rustique. Je ne saurais vous dire où en est le charme, et pourtant vous en seriez pénétré, surtout si, par une nuit de printemps, un peu avant les fauchailles, vous traversiez ces sentiers de la prairie où l’herbe, semée de mille fleurs, vous monte jusqu’aux