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EUSTACHE LESUEUR.

comme les épices en gastronomie, comme le bruit en musique : on va de la trompette au trombone, du trombone à l’ophycléide, puis de l’ophycléide au tam-tam et au colpo di canone.

Aussi quel spectacle ! quelle peinture ! D’année en année, l’imitation devenait moins intelligente et plus désordonnée. Plus l’ombre de correction dans les détails, de raison dans l’ensemble, de fini dans l’exécution. Michel-Ange, en mourant, eut la douleur d’assister à cette anarchie, à ce chaos, suites inévitables de sa révolte contre le beau. Il haussait tristement les épaules, pendant que ces myrmidons levaient bravement la tête et se croyaient fort supérieurs à tous les peintres et à Michel-Ange lui-même. On ne peut rien imaginer d’égal à l’infatuation de cette époque. Le grand art des raccourcis, la science de l’emmanchement des os, donnaient au public comme aux peintres un orgueil extravagant. Tout le monde criait au progrès et l’on traitait en pitié Raphaël, Léonard et les anciens.

On peut dire que, sous Clément VIII et sous Sixte V, le délire parvint à son comble. L’habitude de peindre de pratique avait été portée à tel point, que dans les ateliers on avait complètement perdu l’usage d’étudier le modèle vivant. On s’exerçait la main d’après certains exemples convenus, puis on prenait son vol. La fougue, le faire impétueux, couraient les rues. Improviser les tableaux sans faire de dessin, jeter les fresques sur les murailles sans faire de carton, telle était la preuve convaincante de la supériorité et du génie. Tout ce qui n’était pas fatto alla prima ne méritait pas qu’on le regardât. Les Pomeranci, les Semino, les Calvi, et tant d’autres, n’étaient des colosses de réputation que parce qu’ils pouvaient couvrir de peinture deux toises carrées en un jour. Aussi Cambiasi, le Génois après avoir bien cherché comment il pourrait surpasser ses rivaux et se donner une grande illustration, ne trouva pas de meilleur moyen que de se mettre à peindre des deux mains à la fois.

Les choses en étaient venues à ce point où une réaction doit nécessairement éclater ; le signal en fut donné vers 1580 par les fils et le neveu d’un tailleur de Bologne, Antoine Caracci. Cette famille heureusement douée, mais qui cent ans plus tôt n’aurait occupé qu’une place honorable dans le cortége des grands maîtres, était appelée, grace aux circonstances, à une immense célébrité. L’apparition des Carrache est un de ces évènemens qui s’amoindrissent en vieillissant, mais qui, vus de près, ressemblent à une révolution. Qu’avaient donc fait ces prétendus novateurs, pour causer tant de bruit ? Ils avaient eu la bonne foi de regarder attentivement quelques tableaux du Cor-