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paupières ; c’était là le plus dur. Croiriez-vous qu’il ne broncha pas ? Nos gens disaient : « Il faut le tuer ! » Je leur dis Non ! ce serait dommage. Nous le laissâmes vivre, quoique nous n’eussions rien gagné à cette expédition. Depuis cette nuit-là, j’ai toujours aimé ce vieux pour sa fermeté de cœur, et j’aurais voulu l’avoir pour mari.

Olajai ! s’écria Le Scorpion ; j’aurais voulu y être !

Ces intéressantes créatures faisaient peu de progrès dans la lecture et l’étude des saintes Écritures, comme on peut le penser, et l’Embeo del Majaro Lucas, ou Évangile de saint Luc, traduit en zinkali par M. Borrow, qui parvint à le faire imprimer à Madrid en 1838, n’eut pas d’autre succès auprès des gypsies que de passer pour un talisman redoutable que les kali emportaient dans leurs poches quand ils allaient voler le prochain. Je doute que jamais auparavant l’Évangile de saint Luc eût servi à un pareil usage. Notre Anglais, qui comprenait que sa mission n’était pas de changer ainsi les attributions naturelles de l’Évangile de saint Luc, attira chez lui, un soir, plus de dix-sept gypsies, mâles et femelles, et leur fit la lecture de sa traduction en langue romani du Symbole des apôtres. Le plus profond silence régnait dans la salle. L’évangéliste leva les yeux après la prière ; puis, regardant autour de lui, il fut très étonné du spectacle que lui préparaient ces dix-sept figures noires. Elles avaient toutes les yeux fixés sur l’orateur ; mais quels yeux ! la direction des regards était uniformément et horriblement louche. La brillante Pepa louchait, la grasse Chicharona louchait, la mordante Kasdami louchait. Ajoutez à cet agrément factice, dont ces dames ornaient leur figure, celui de dix-sept bouches affreusement torses et toutes du même côté ; vous imaginerez le désappointement grotesque du prédicateur puritain.

Ces détails, si bizarrement et si brutalement puissans, ne brillent, on le voit, ni par la noblesse, ni par la grace, ni par le sentiment poétique. Ce que M. Borrow donne, dans son second volume, pour de la poésie gypsy, n’en est pas. Chez les zinkali, le besoin, le malheur, le vice et le désir, tout est matériel. La réalité ne s’est point transformée encore ; l’idéal n’est pas éclos ; les sentimens et les passions ne se sont pas épurés et exaltés pour former dans les régions supérieures et célestes ce nuage brillant qui retombe en rosée de poésie. Ici les cris de la faim retentissent ; les hurlemens de la fureur frappent les murailles humides de la prison ; le pied du cheval sans mors et sans bride dévore la terre et emporte le sauvage qui vient de voler ou d’égorger. Le rhythme de chaque stance bouillonne, violent