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miracle s’était fait ! Avec le pouvoir de se créer une langue, la raison recouvre celui de se créer des idées ; l’indépendance de la raison n’est plus une chimère, c’est la première vérité et la condition de toutes les autres. L’homme n’est plus cette infirme créature dont l’intelligence n’enfantera que de vains rêves si on ne la plie au joug de la tradition et de l’autorité, dont la liberté ne produira que le mal si elle n’est enchaînée par un pouvoir imposé d’en haut. Dieu, qui nous a faits raisonnables et libres, a mis en nous la raison pour être le dernier juge de nos croyances et de nos actions ; si nous avons des devoirs, c’est à condition d’avoir des droits, et quand nous abandonnons quelques-uns de ces droits, que nous tenons de la nature, c’est pour jouir avec sécurité de ceux que nous nous sommes réservés. Le roi n’est plus que le mandataire du peuple ; il règne, mais au nom de la liberté, au nom des droits de chacun, au nom de la raison, souveraine et absolue. Que deviennent alors toutes ces théories qui assimilent le peuple à un héritage et à un troupeau, qui le soumettent aux caprices d’un maître, sans garanties, sans recours, et lui ôtent jusqu’au droit de se plaindre, qui le maintiennent dans l’obéissance par la force, et donnent à une classe de privilégiés le monopole des emplois et des magistratures, le monopole de l’éducation ? M. de Bonald avait combattu avec l’étranger contre son pays ; il avait gémi de la charte octroyée comme d’une honteuse capitulation ; il avait lutté de toute son énergie contre la liberté de la presse et le droit de pétition ; il avait demandé les majorats, le droit d’aînesse, la loi du sacrilége ; il avait voulu des maîtrises pour empêcher le peuple de s’enrichir ; dans la crainte des séditions, il avait regretté jusqu’au peu d’éducation qu’on laissait dérober par le peuple plutôt qu’on ne la lui donnait. Qu’aurait-il pensé de lui-même si ses yeux s’étaient dessillés ?

Il se serait jugé plus sévèrement que la postérité ne le jugera. Il a dit lui-même que, dans les temps de révolutions, le plus difficile n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître. S’il avait connu le sien, il l’aurait fait. On ne doit jamais juger d’une façon absolue les réactions et les hommes réactionnaires. M. de Bonald a été impitoyable en politique, mais il a toujours cru qu’il n’était que juste, comme il a été téméraire et absurde en philosophie, en ne voulant être que conséquent. Esprit ardent et porté à l’extrême en toutes choses ; logicien médiocre, mais subtil, ingénieux, et tourmenté toute sa vie du besoin d’être d’accord avec lui-même ; fécond en expédiens et en ressources, mais d’une souplesse d’imagination et d’intelligence