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venu. Il est accueilli avec empressement et traité avec cordialité. Il occupe la plus belle chambre du château, il commande, et tous les valets sont à ses ordres. On le promène en voiture de domaine en domaine, de famille en famille, partout on court au devant de lui, on lui tend une main affectueuse, car c’est le voyageur qui apporte les récits d’une autre contrée ; c’est l’étranger, c’est l’hôte, comme dirait Homère, qui vient au nom des dieux.

Quelques usages anciens font un singulier contraste avec ces mœurs hospitalières ; tel est, par exemple, le droit d’épaves ou le droit de bris et naufrage, pour me servir des termes de notre ancienne loi. Ce droit existe encore sur toute la côte de Courlande, sur celle de Livonie, d’Esthonie, et il est même consacré par des règlemens. Les terrains situés au bord de la mer sont assez infructueux ; il faut bien, disent les bonnes gens, que les propriétaires trouvent dans les flots une compensation à l’aridité de leurs champs, et quand la mer est par trop débonnaire, ils aident un peu au naufrage. Il y avait, assez récemment, à Dagoe, un digne gentilhomme, fort respectable à tous égards, incapable de dérober un brin de chanvre à son voisin, et qui ne se faisait nul scrupule d’allumer, dans les nuits d’orage, deux innocens fanaux pour amener les navires de son côté et les faire échouer sur l’écueil. Jadis les habitans de la côte, moins patiens que ceux d’aujourd’hui, mettaient leur embarcation à la mer et allaient eux-mêmes chercher leur proie, trouvant que l’orage et la vague ne la leur livraient pas assez vite. Leurs descendans se contentent de l’attendre sur la grève, et de temps à autre lèvent vers le ciel un regard suppliant. Il n’y a pas plus de cinquante ans que les prêtres, après avoir appelé toutes les bénédictions de Dieu sur la communauté, ajoutaient à la prière du rituel : Puisse notre père céleste nous accorder, dans sa tendresse infinie et sa miséricorde, une bonne année de naufrages !

La vie de chasseur donne aussi aux Courlandais je ne sais quoi de rustique et d’un peu sauvage. Beaucoup d’entre eux se construisent une cabane dans un lieu désert et passent des mois entiers, tantôt à l’affût, tantôt à la course ; d’autres chassent intrépidement toute l’année. Chaque gentilhomme a le droit de chasser quand bon lui semble, où il veut, sur les terres d’un autre comme sur les siennes, seul ou avec une suite, et il y a des nobles ruinés qui gagnent leur vie en faisant partager ce privilége à de riches bourgeois, en les emmenant chasser de côté et d’autre sous l’égide de leur gentilhommerie. Les forêts de ces provinces sont pleines de loups. On en tue quinze cents par an dans la Livonie ; M. Kohl calcule qu’il doit bien y en avoir un million dans les divers gouvernemens de la Russie méridionale. L’élan et l’ours se montrent aussi très fréquemment. Il y a même une famille en Courlande qui doit son existence à un ours et qui porte le nom de ce redoutable animal. La tradition populaire qui a consacré ce fait remonte très haut et ressemble beaucoup à celle de Romulus. Nous la rapportons telle qu’elle existe dans les habitations champêtres de la Courlande. C’était au temps d’Attila. Le chef d’une troupe de Vestrogoths venait de soutenir une lutte acharnée contre les hordes barbares du grand dévastateur. Sa femme, ne le voyant pas revenir, s’en va