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âpre, s’élève rarement aux idées générales, une jurisprudence que nul code ne fixe encore, une histoire dont les origines ne dépassent pas la mémoire contemporaine, ce sont là des élémens peu féconds pour une littérature. Et cependant c’est tout ce que possèdent encore les États-Unis, quoi qu’en dise M. Vail, qui voudrait, en bon citoyen, ajouter aux autres trophées conquis par son pays ceux de la pensée. Parce que l’Amérique a fait des progrès remarquables dans la carrière de l’industrie, du développement physique et matériel, il ne peut se résigner à l’idée de la voir occuper un autre rang que le premier, même dans l’ordre littéraire. Nous ne saurions nous empêcher de signaler en cela une erreur bien qu’elle nous semble fort pardonnable. C’est même sans la moindre surprise que nous avons aperçu l’exagération, nous dirions presque l’idolâtrie avec laquelle M. Vail parle des tentatives littéraires de ses compatriotes. Les nations, comme les particuliers, ont leur amour-propre, leur fierté bien ou mal entendue. En littérature, comme en toute autre chose, elles éprouvent le besoin de paraître grandes et glorieuses, de marcher en un mot au premier rang. Quand elles ne peuvent trouver ces satisfactions dans le présent, elles vont les chercher dans le passé. L’histoire, la tradition, les légendes même, sont mises à contribution ; et on sait qu’il se rencontre toujours à point nommé quelque antiquaire persévérant pour démêler, au milieu des ténèbres qui couvrent les premières annales d’une nation, quelques rayons épars d’une gloire douteuse. C’est ainsi qu’on croira avoir trouvé dans le passé la grandeur qui manque au présent. Mais le plus souvent c’est sur le présent que l’amour-propre national concentre ses efforts. On se met intrépidement à vanter, comme un prodige de génie, tel ou tel écrivain dont le monde est destiné à ne jamais pouvoir discerner le mérite, et l’étranger n’est pas médiocrement surpris de voir des esprits graves mettre les noms, fort estimables sans doute, d’un Joël Barlow ou d’un Bryant à côté de ceux de Corneille et de Racine, sans se douter de l’énormité du sacrilége.

En présence de ces étranges rapprochemens, on est forcé de convenir que les jeunes et les vieilles sociétés ont également leurs faiblesses d’amour-propre ; et pour nous, malgré toute la déférence que nous avons pour l’opinion de M. Vail, nous lui dirons que, sous ce rapport, ses compatriotes ne font pas exception à la règle commune. C’est sans doute un penchant fort naturel que celui qui porte un peuple à estimer au-delà de sa juste valeur le mérite de ses écrivains ; mais la justice exige qu’on modère ce penchant, qu’on le contredise