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LITTÉRATURE AMÉRICAINE.

que les partis se jettent la tête. On trouve un vocabulaire déjà riche, et qui s’enrichit tous les jours davantage en termes d’outrage et de mépris. C’est un bruit assourdissant de cris, de vociférations, d’injures. Tout le monde est tour à tour filou, fripon, traître, whig, tory, locofoco[1], aristocrate enfin, car cette dernière épithète exprime le nec plus ultra de la scélératesse et de l’infamie dans le jargon américain. De temps en temps paraît un ouvrage isolé que l’homme de goût pourra parcourir avec quelque plaisir ; malheureusement le phénomène ne se reproduit pas souvent. Sparks, Irving, Channing, sont de brillantes, mais rares exceptions. Le journalisme absorbe tout ce qu’il y a de sève intellectuelle ; c’est le grand Jaggernaut qui broie sous les roues de son char les ames et les intelligences de ses trop aveugles adorateurs.

Il y a dans le seul fait de la puissance toujours croissante du journalisme aujourd’hui un immense problème dont la solution importe beaucoup à l’avenir de l’esprit démocratique. Après avoir jeté les regards sur l’Amérique, on se demande avec effroi ce qu’il adviendra de nos lumières, de nos habitudes, de notre civilisation, si ce mal ne se guérit point par son propre excès. Mettre des passions haineuses dans les cœurs, des préjugés étroits dans les esprits, rabaisser systématiquement tout ce qui s’élève au dessus du niveau commun, si ce sont là les conséquences nécessaires de l’action non restreinte de la presse, on peut prédire, sans crainte de se tromper, que le jour n’est pas éloigné où les sociétés démocratiques, mues par cet instinct secret qui porte toutes les nations à repousser ce qui nuit véritablement au progrès, demanderont au despotisme des secours contre les maux dont elles sont travaillées. La modération seule peut empêcher que cette éventualité si triste pour tous les vrais amis de la démocratie vienne jamais à se réaliser.

Non, la vocation de l’Amérique n’est point une vocation littéraire. Sa situation géographique, ses instincts, ses besoins, nous permettent de deviner déjà sa mission parmi les nations de la terre. C’est

  1. Les mots whig et tories n’ont pas en Amérique la même signification qu’en Angleterre. Contrairement à ce qui a lieu dans ce dernier pays, c’est le parti démocrate qu’on désigne en Amérique par le mot tory ; les whigs sont le parti à tendances conservatrices. Voici l’origine du terme locofoco. Dans une réunion de tories qui eut lieu à New-York il y a quelques années dans la salle Tammany, les lampes étant venues à s’éteindre subitement, on eut recours à des briquets phosphoriques appelés en Amérique locofocos. De cette circonstance est née la dénomination de locofocos appliquée au parti démocratique.