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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/369

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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

où il pouvait utilement l’employer ; il n’en laissa passer aucune occasion : ce furent là contre Daunou ses seules malices et ses seules vengeances. L’ancien garde des Archives impériales n’était pas juste pour Napoléon. Ceux qui l’ont entendu à ce sujet savent qu’il lui refusait, non-seulement toute perception morale (ce qui se concevrait), mais presque toute espèce de talent civil. Quant aux talens de guerrier, il se rejetait, pour n’en point parler, sur son incompétence, et, lorsqu’il avait épuisé les qualifications les plus sévères, il concluait le plus souvent ainsi : « Enfin, c’était un homme qui ne savait ni le français, ni l’italien. » L’écrivain chez Daunou reparaissait dans ce trait final, qui, selon lui, était peut-être la plus grande injure.

À peine remis de la secousse politique, Daunou se dédommageait et cherchait à se consoler par de bons travaux académiques et littéraires. Son Analyse des Opinions diverses sur l’Origine de l’Imprimerie (1802) est du lendemain de ses luttes au Tribunat. Après avoir nettement exposé les diverses conjectures probables sur cette origine si voisine et déjà obscure, le sage examinateur conclut en toute humilité : « Il est assurément des objets sur lesquels le doute n’est qu’ignorance et obstination ; mais le doute éclairé est aussi une science, et c’est la plus pacifique. Il me semble au moins que le scepticisme que certaines discussions historiques provoquent ou entretiennent, n’est ni la moins douce ni la moins saine habitude que l’esprit humain puisse contracter. » Bien de nobles cœurs qui veulent de la foi à tout prix se pourront scandaliser de cette conclusion à la Montaigne, qui met la santé de l’esprit là où d’autres voient son plus grand mal : elle me plaît et me touche chez Daunou, elle est conforme à la na-

    qui se promenaient de long en large dans le salon voisin, militaires et aides-de-camp, retournaient de temps en temps la tête par curiosité pour ces éclats de voix qui leur arrivaient. Daunou s’aperçut de ce manége ; la peur le prit : il se dit que cet homme était capable de tout, qu’il était certes bien capable d’avoir machiné ce dîner pour le perdre, de supposer tout d’un coup qu’on lui manquait de respect, qu’on l’insultait, que sais-je ? de le faire arrêter immédiatement. Sa tête se montait, il n’y tint plus. Bonaparte, tourné vers la fenêtre, parlait sans le voir : Daunou avise dans un coin son chapeau, qu’il avait posé ; tandis que le consul achève une phrase, il y court, enfile les appartemens et sort du palais. Tout ceci est vrai à la lettre, et je n’ajoute rien. — Ce n’est pas ce jour-là que Bonaparte lui dit : Daunou, je ne vous aime pas, mais en une autre occasion, dans quelque comité. Impatienté des objections de Daunou, il le fit taire en lui disant : « Vous, Daunou, je ne vous aime pas ; » et il se reprit, en disant : « Au reste, je n’aime personne… excepté ma femme et ma famille. » — « Et moi, répliqua Daunou, j’aime la république.