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Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/540

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REVUE DES DEUX MONDES.

dans Puffer Hopkins, l’homme du puff, traversant la démocratie voiles déployées sur le vaisseau du charlatanisme et de la fraude ; mais la grossièreté des scènes fait de ce livre quelque chose de hideux. Plus léger et plus frivole, Tom Stapleton accumule les orgies, les coups de bâton, les scènes d’ivresse, les chaises cassées et les chutes dans les escaliers, mêlées aux scènes grivoises et aux libertés philosophiques du compère Mathieu. L’auteur a voulu peindre les faits et gestes des aimables vauriens de New-York ; personne ne voudrait se trouver seul la nuit avec ces gaillards-là. Le gourdin joue le premier rôle dans leurs exploits ; l’un d’eux, Tom lui-même, sert d’ami et de protecteur secret à une héroïne digne de lui. Quand on ne se grise pas, on se bat ; quand on ne se bat pas, on se grise. Le tout finit par un bon mariage, doublé de dollars, au profit du héros, mariage accepté avec enthousiasme par une jeune personne conquise à la vigueur du poignet. L’état d’une société sauvage reparaît dans sa nudité à travers ce roman qui rédige de temps à autre, sous forme de théorie, la brutalité des incidens qui composent la trame du récit. Sans prétendre à une sainteté spéciale, on regrette de voir un grand peuple, dont plus de la moitié brûle ou pend les abolitionistes et réinstitue contre eux la censure, adopter comme un de ses livres favoris un ouvrage où les paroles suivantes se trouvent placées dans la bouche, non d’un bandit, mais du héros même, que l’auteur a soin de rendre intéressant : — « Honnêteté ! le mot est ridicule et ne signifie rien. Chacun de nous en attrape autant qu’il peut. L’honnêteté est contre nature. Il n’y a qu’une seule loi qui gouverne l’univers, c’est l’attraction, elle régit sous ce nom les choses inanimées. Dans les êtres animés, cela s’appelle acquisition, ou vol. Le soleil, s’il pouvait, attirerait à lui toutes les planètes. Un seul homme, s’il le pouvait, absorberait les jouissances de tous ses semblables, et les dévorerait tous. Il n’y a qu’un mot d’ordre raisonnable : Dieu pour tous et chacun pour soi[1] ! » Voilà un résumé franc, honnête, candide, une philosophie bien formulée. J’avais toujours frémi de colère plus que de peur, lorsqu’un drame lyrique, dont la musique est belle, me faisait entendre ce cruel et triste refrain : Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Il me semblait que la Némésis de la vie sauvage se levait tout à coup, dictant cet épouvantable chœur, invoquant la destruction de tout lien entre les hommes ; l’auteur américain nous donne l’explication de ce cri féroce. C’est la loi de la force. La vie est un pillage universel ; au plus fort la

  1. Tom Stapleton, p. 73, seconde colonne, ligne 3 ; édition in-4o.