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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/1128

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sur le Sinaï, vous m’avez dit ses entretiens avec les cieux embrasés, ses extases et ses craintes, ses doutes et ses ravissemens, tout le drame inquiet de cette ame qui s’agite sous le souffle du Dieu jaloux ; mais quand votre Moïse descend de la montagne, ses mains sont vides, vous n’avez pas su lui donner les tables d’airain où la loi nouvelle est écrite avec du feu.

Malgré ces reproches qui ne sont que trop justifiés, malgré la faiblesse des deux dernières parties de ce livre des Nuits, il reste dans les deux premiers chants assez de mérites réels, assez d’inspirations vigoureuses pour expliquer le succès du jeune écrivain et l’accueil empressé qu’il trouva dès son entrée dans l’assemblée des poètes. Uri critique aimable et spirituel, M. Gustave Kühne, signala dès 1838 ce début brillant ; il marqua à M. Beck une place fort enviable à côté de M. Anastasius Grün, et oubliant de signaler les imperfections, les lacunes, qui me choquaient tout à l’heure, il prenait plaisir à mettre en relief le caractère sérieux, l’éclat mystique, l’imagination orientale du poète hongrois. L’étudiant de Leipzig représentait assez bien, en effet, cette partie sérieuse de la jeunesse allemande que ne pouvait satisfaire le cruel persiflage de M. Henri Heine. M. Henri Heine et Louis Boerne, ce sont, comme on sait, les deux coryphées, les deux chefs de bande qui depuis vingt ans ont exercé le plus d’influence, au-delà du Rhin, sur les générations nouvelles. Tous deux ils ont préparé les voies à l’école qu’on a appelée la jeune Allemagne, ils sont tous deux des écrivains pleins de finesse et d’esprit, mais l’un était aussi sérieux, aussi convaincu, que l’autre était sceptique et irréfléchi. « Ce pauvre Boerne était beaucoup trop grave, trop chaste et trop puritain, dit quelque part M. Heine ; c’était tout-à-fait un homme maigre. » En s’attachant, comme un disciple enthousiaste, au souvenir de Boerne, M. Beck se faisait une place distincte dans le groupe de la jeune Allemagne, il n’attaquait pas directement M. Heine, il se contentait de lui adresser, dans le premier chant de son livre, ces tercets plaintifs :


« Pendant les jours moitié clairs, moitié obscurs, de mon enfance, bien souvent, dans la maison paternelle, j’entendis ma nourrice qui disait :

« Ceux qui ont versé le sang pendant leur vie sont condamnés à courir, à s’agiter sans repos, esprits sombres aux visages mornes.

« Je ne comprenais pas le sens de ses paroles ; mais aujourd’hui que l’expérience, cette rude nourrice, m’a allaité de plaisirs et de peines, je puis voir ce rêve changé en réalité.

« C’est toi, poète, qui as versé le sang ; tu as brisé les cœurs avec tes pensées lugubres ; les inventions de ta fantaisie ont fait pâlir bien des visages.