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annuelle. On vit alors un exemple de ce singulier phénomène qui précède presque toujours l’accomplissement des grandes réformes et des innovations hardies. L’esprit public, au moment même où il semble y renoncer après de longues et inutiles tentatives, ne fait en réalité que se recueillir pour l’effort décisif qui doit en assurer le triomphe. Tout à coup les préjugés qui avaient paralysé jusqu’alors l’énergie des amis des noirs parurent se dissiper. Les objections tirées du danger des idées d’émancipation propagées par le jacobinisme, et des désastres qui en étaient résultés dans les colonies françaises, perdirent de leur puissance. Enfin, l’opiniâtre résistance des propriétaires des colonies et de leurs partisans vint elle-même à faiblir, non par l’effet de leur conversion aux principes de la philanthropie, mais parce qu’une circonstance singulière donna subitement une autre direction à leurs préoccupations intéressées. Les armes de l’Angleterre avaient conquis les vastes plaines de la Guyane ; les colons des Antilles craignirent que si la traite introduisait dans cette contrée encore presque déserte une nombreuse population ouvrière, les produits tropicaux dont ils avaient eu jusqu’alors le monopole ne devinssent l’objet d’une concurrence qui en diminuerait la valeur. Dès-lors la traite leur apparut sous un aspect tout différent. Wilberforce, s’emparant avec ardeur de cet heureux concours de circonstances, présenta de nouveau sa proposition d’abolition. Elle obtint, comme à l’ordinaire, le concours de Pitt et de Fox, et bien que combattue par Addington, qui en contesta l’opportunité, par Windham et lord Castlereagh, qui nièrent l’efficacité de la mesure tant que les autres gouvernemens ne s’y seraient pas associés, elle fut adoptée par plus des deux tiers de l’assemblée. Portée aussitôt à la chambre des lords, elle ne put y être mise en délibération à une époque aussi avancée de la session, et on convint d’un commun accord de l’ajourner à l’année suivante.

La guerre ne fut pas conduite, cette année, bien activement. Gorée, repris par les Français, fut reconquis deux mois après par une seule frégate anglaise. L’établissement hollandais de Surinam, dans la Guyane, se rendit aux forces britanniques. Une escadre française commandée par l’amiral Linois fut battue dans la mer des Indes. Tous les regards restaient fixés sur le camp de Boulogne et sur les immenses préparatifs qui s’y poursuivaient. On s’en préoccupait d’autant plus à Londres qu’on n’avait pu parvenir à empêcher la concentration de la flottille destinée au transport de la redoutable armée depuis si long-temps rassemblée sur les côtes de la Manche. Nelson osa l’attaquer jusque dans le port avec des bateaux sous-marins préparés