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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/137

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200,000 dollars, car ce navire en a coûté 50,000, et les frais de l’expédition sont évalués à 50,000. » Le 24 janvier 1839, les commissaires annoncent le retour du même navire avec 850 nègres, l’approche d’un croiseur anglais ayant déterminé le négrier à repartir avec un chargement incomplet. Admettons que les noirs de la Vénus n’aient été vendus en moyenne que 1,250 francs chacun ; la vente aura produit 1,062,500 francs ; si nous en retranchons 85,000 pour prix d’achat des nègres et 75,000 pour les frais de l’expédition, il restera toujours un bénéfice de 900,000 francs, et certes, avec de pareils profits, on peut endormir la conscience de bien des employés espagnols et brésiliens, quand le gouverneur d’Angola ne prend que 5,000 francs (700 milreis) pour délivrer à un négrier des papiers portugais bien en règle et lui permettre d’embarquer des nègres au milieu même du port. Les bénéfices de la traite sont tellement considérables, qu’il suffit qu’une opération sur quatre réussisse pour que tous les frais soient couverts. Il y a deux ans existait à l’embouchure du Gabon une factorerie d’esclaves dont le propriétaire avait expédié quatre cargaisons à la Havane ; deux avaient été prises, et cependant il avait réalisé une fortune de 60 à 80,000 dollars (3 à 400,000 francs) : il n’attendait que le résultat d’une dernière expédition pour renoncer à la traite. Ce trafiquant se regardait comme ayant eu du malheur ; en effet, vers 1830, on calculait que les croiseurs n’arrêtaient que 1 négrier sur 30, et en admettant, ce qui n’est pas prouvé, qu’ils en arrêtent maintenant 1 sur 15, on voit combien les chances seraient encore favorables pour les négriers.

Nous croyons avoir prouvé suffisamment que la traite se fait encore sur la même échelle qu’à la fin du XVIIIe siècle, et que les horreurs qui accompagnent ce trafic infame, loin d’avoir diminué, n’ont fait que s’accroître. Nous avons essayé d’indiquer pourquoi la traite subsistait et devait subsister encore malgré toute entrave. Nous avons reconnu que les moyens employés jusqu’ici pour arrêter la traite, et notamment le droit de visite, ont été impuissans et n’ont fait qu’aggraver le sort des nègres. Il reste à se demander si ces moyens n’ont pas contre eux autre chose encore que leur impuissance constatée, s’il n’est pas possible d’en abuser en dissimulant la politique sous la philanthropie, et s’ils ne sont pas condamnables comme dangereux aussi bien que comme inutiles : c’est là une nouvelle face de la question, qui sera pour nous l’objet d’une étude spéciale.


ALFRED DE CLARIGNY.