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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/17

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Tous les sentiers que nous avons suivis et ceux que nous parcourrons demain, je les ai appris, comme bien d’autres, à mes dépens ; la découverte de cette grotte m’a coûté… plus que je ne posséderai jamais. Donc, sitôt que la Diane eut jeté l’ancre dans la petite baie, mon père me dit : Maurice, viens avec moi, si tu n’es pas trop las de la chasse. Il a dû arriver là un beau lot de noirs, et je veux choisir. Un nègre brut, de force moyenne, ne se paiera pas plus cher qu’une mule de France : moi, je lui apprends mon métier ; il devient ouvrier, bon ouvrier ; nous le louons dans les grands ateliers de Saint-Denis à une piastre, à deux piastres, par jour ; à la fin, il se rachète, je te donne cette somme-là en dot, et si tu as de l’économie, un jour tu seras planteur.

Je ne doutais pas que tout cela ne dût arriver ainsi, puisque mon père me le disait ; aussi le cœur me battait bien fort quand je vis à la lueur des fanaux qui l’éclairaient la goélette entourée de pirogues. De ce bâtiment si léger, si effilé, qui dansait sur l’eau et se balançait à la moindre brise, il sortit tant de noirs que je croyais rêver. En vérité, messieurs, il fallait qu’on les eût pliés en deux comme des cuirs secs pour qu’ils pussent tous tenir dans la cale. A mesure qu’on les mettait à terre, je les regardais des pieds à la tête et ils me semblaient tous plus ou moins avariés ; c’est qu’ils n’avaient pas respiré à leur aise pendant la traversée ; mais le grand air les fit revenir, à l’exception de quelques-uns : ceux-là, comme des poissons restés trop longtemps hors de l’eau ne se réaccoutumèrent point à vivre. Le capitaine jurait contre eux ; il n’était pas impossible qu’ils eussent fait exprès de mourir, car, parmi ces noirs à demi sauvages, on voit de mauvais sujets, capables de tout. Chacun ayant choisi les esclaves qui lui convenaient, l’équipage s’occupa de nettoyer la cale. On envoya des provisions à bord ; les canots vinrent prendre de l’eau douce à l’embouchure d’un ruisseau, et le lendemain, les noirs achetés dans la nuit ayant été internés, il ne resta plus de trace du débarquement. Le navire de guerre en station devant l’île se remit à courir ses bordées de grand matin ; mais la goélette se trouvait juste au même point où nous l’avions aperçue la veille, avec cette différence qu’elle s’en allait à la côte d’Afrique tenter une nouvelle traite. Le canon du soir, tiré dans les divers quartiers de l’île, retentit tout autour de nous comme un orage lointain ; une brise légère, qui montait du milieu de la plaine et du fond des ravins, nous apporta en murmurant le parfum des girofliers mêlés aux suaves exhalaisons de la forêt. Les petites lianes arrachées aux parois de la grotte frémirent