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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/277

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« le moqueur parricide » pour qui rien n’est sacré, le triste héritier du rire dont riait Voltaire quand Voltaire riait à tort. Vraiment en est-il aujourd’hui beaucoup qui ressemblent à celui-là ? D’où peuvent donc sortir ces fantômes impertinens ou lugubres qui poursuivent ainsi l’imagination de M. Lacordaire, et s’ils ne sont point au pied de sa chaire, comme il prétend les y voir, où donc les a-t-il jamais vus ? Ne seraient-ce point des souvenirs d’autrefois qui l’obséderaient encore, et prendrait-il par hasard le moment présent pour le moment qui n’est plus ? On se rappelle, en effet, qu’il y eut jadis dans l’esprit public cette double altération dont M. Lacordaire s’inquiète si long-temps après qu’elle a disparu ; on se rappelle combien périrent alors d’ames généreuses sous les lentes atteintes d’une incurable tristesse ou d’une mortelle indifférence ; mais ce qu’il faut surtout se rappeler, ce sont les causes de cette situation singulière par où passa plus ou moins presque toute une génération.

Lorsqu’après 1815 on voulut relever les décombres de la vieille société pour reconstruire sur nouveaux frais l’ancien trône et l’ancien autel, tout étonnée de voir reparaître le masque du passé, la jeunesse en fut si émue, elle s’alarma si fort à l’idée qu’on pourrait le lui mettre, qu’elle ne se demanda pas s’il pourrait jamais lui aller ; elle prit pour l’écarter de son front l’arme avec laquelle ses pères l’avaient déchiré, l’arme terrible du rire ; elle ne se contint pas assez pour rester sérieuse, à l’ombre respectée de cette belle tradition de ferme bon sens et de droite raison qui avait fondé la patrie moderne ; c’était sa plus noble défense ; quelques-uns seulement le comprirent ; la masse répondit à l’hypocrisie officielle par d’universelles railleries ; elle se fit voltairienne quand il n’était plus besoin de Voltaire, elle combattit comme Voltaire avait combattu, moins la grandeur de la passion, parce que l’ennemi lui-même était bien loin d’être aussi grand. D’autres cependant, dédaignant cette petite guerre sans être assez intelligens ou assez actifs pour comprendre comment on en pouvait faire une plus digne ; d’autres, ennuyés de tout et d’eux-mêmes, s’abandonnaient languissamment à l’impuissance de Werther et de René. Trop bornés pour s’élever à la jouissance des vrais trésors de la pensée, ils se perdaient dans une exaltation nuageuse, et, outrant par manie ces dégoûts salutaires que la nature a mis au fond des cœurs ; cédant peut-être, sans y songer, aux influences littéraires que l’invasion nous avait apportées, ils essayaient d’imposer au génie gaulois l’humeur du génie du Nord, cette sombre humeur, cette superbe violence, qui contrastaient si plaisamment avec la verve ironique et légère des voltairiens.