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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/284

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silhouettes sont pourtant les mêmes qui prétendent frapper en un coup d’une marque uniforme toute une époque, toute une croyance et tout un peuple. C’est ainsi que M. Lacordaire, réduisant tous les empires à l’état d’abstractions, soumet leurs destinées à des formules inflexibles dont il lui convient de faire des axiomes. Une fois la formule trouvée, il en suit fermement toutes les conséquences logiques sans se demander si elles correspondent à la réalité. Des chimères et des syllogismes, voilà comment M. Lacordaire entend la philosophie de l’histoire.

Le fond de sa doctrine est d’ailleurs bien simple. L’Orient, la Grèce, Rome et l’islamisme reviennent dans toutes les questions comme des comparses obligés, et passent régulièrement la même revue vis-à-vis du catholicisme pour jouer toujours un même rôle dans une espèce de drame théologique. Toutes ces figures, d’ailleurs assez médiocrement éclairées, ne représentent jamais que le mal, le mal à tel ou tel degré, de telle ou telle façon, le mal en face de l’église romaine, qui représente toujours le bien. Bossuet n’en demandait pas tant pour prouver la divinité du christianisme, et certes il la compromettait moins. Sans doute il lui rapportait trop exclusivement l’ensemble des évènemens qui l’avaient ou précédé ou suivi : c’est à la fois le mérite et le tort de l’histoire religieuse de prendre au compte de la religion tous les faits qu’elle peut atteindre et de les expliquer à son seul profit ; mais ces évènemens eux-mêmes, dans lesquels Bossuet reconnaissait le signe du Christ et la démonstration de l’Évangile, ces fameux évènemens lui paraissaient d’un bout à l’autre comme une préparation salutaire et bienfaisante qui relevait peu à peu, pour ainsi dire, le niveau de l’humanité jusqu’à ce qu’elle arrivât à l’ère du Sauveur. C’est par là que son livre est entré dans l’ordre scientifique et se trouve vrai de la plus exacte vérité. C’est qu’il laisse aux âges antérieurs les vertus qui leur furent propres ; c’est qu’il raconte sincèrement la longue et laborieuse éducation du genre humain. Le triomphe du Christ n’en souffre pas, la dignité de l’homme y gagne ; le christianisme arrive en son temps comme un admirable progrès, c’est un magnifique anneau qui vient s’ajouter à la grande chaîne ; la chaîne commence au jour où il y eut un homme qui fit usage de sa raison pour améliorer son cœur et ennoblir sa vie.

M. Lacordaire a singulièrement reculé, et le voilà bien loin aujourd’hui de la sagesse de Bossuet. Il a par devers lui ce que Bossuet n’avait pas, l’érudition élargie et reconstruite, l’Égypte et l’Asie explorées, de nouvelles langues et de nouveaux monumens. Savez-vous