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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/32

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allait le suivre, quand une secousse violente imprimée à ce pont fragile le fit rouler au fond de l’abîme avec un fracas épouvantable : le Malais, embusqué dans les fougères, l’avait frappé d’un vigoureux coup de talon, mais un peu trop tard, car le créole put franchir l’espace qui le séparait de la rive, à l’instant où l’arbre manquait sous lui. En sautant à terre, il saisit le Malais, et une lutte s’engagea entre eux, un véritable combat corps à corps. « Tirez, tirez, vous autres, criait le créole, je suis dessous ! » Le torrent, qui roulait à grand bruit nous empêchait d’entendre distinctement ses paroles, et dans les hautes herbes nous ne démêlions rien autre chose que les mouvements désespérés des deux adversaires. Sur ce groupe de deux hommes, l’un ami, l’autre ennemi, qui cherchaient à s’arracher la vie si près de nous, nous hésitions à faire feu ; chacun disait à son voisin de tirer, et personne n’osait prendre ce parti extrême. Enfin il nous arriva un cri si perçant, que mon père se décida à ajuster la tête du Malais dès qu’il la distingua nettement. Deux fois il redressa le canon de son fusil ; deux fois, pâle et tremblant, il l’abaissa dans la direction que suivaient nos regards. Le coup partit, et un rugissement hideux qui en fut la réponse nous fit frissonner. Sans aucun doute le Malais était blessé ; nous le vîmes bondir et saisir avec ses dents le bras de son adversaire qui lui serrait la gorge, enlacer ses jambes dans les siennes et l’entraîner au bord du précipice. Mon père brisa son fusil avec rage, et à ce moment-là je fermai les yeux.

Quand je les rouvris, je vis tous mes compagnons qui se penchaient sur le torrent sans prononcer un seul mot ; j’allongeai la tête, et je ne distinguai rien que l’écume de l’eau qui bouillonnait, je n’entendis rien que le bruit des cascades, qui montait d’en bas. Nous restâmes là quelque temps encore, comme pour dire adieu à notre compagnon et puis nous reprîmes la route de nos quartiers. Nous traversâmes tristement les plaines, les ravins, les sentiers pénibles que nous avions parcourus les jours précédents avec une joyeuse ardeur. Celui que nous venions de perdre dans la campagne ne laissait point de famille après lui ; mais c’était un bon compagnon, un de ces anciens créoles des hauts de Saint-Benoît qui aiment à se plonger dans les parties solitaires de l’île, qui s’entendent à pêcher dans les baies, dans les bassins profonds des rivières, aussi bien qu’à dépister les chèvres sur les mornes.

À mesure que nous descendions vers le village, chacun se séparait pour regagner son toit. Mon genou enflait à vue d’œil, et cependant, comme je touchais au terme de ma course, la douleur et la fatigue ne