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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/338

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question d’identité que nous soutenons. La poésie didactique et l’épopée excluent d’ordinaire la personnalité en laissant davantage le champ libre à l’objectivité de l’imagination. D’ailleurs, les productions de Rückert, dans ces deux genres, ne sont, à proprement parler, que des traductions, de merveilleuses importations sur le sol allemand de l’esprit étranger, et à ce compte nous pouvons nous dispenser d’en chercher les motifs dans l’intimité de son être ; bien plus, si nous tenions absolument à connaître la raison première de ces inspirations de seconde main, peut-être la trouverions-nous au fond de certaines nécessités de la vie quotidienne que la nature impose ici bas à chacun, même au plus favorisé d’entre ses élus. Dans la constitution actuelle des états, un petit air qu’on fredonne avec émotion ne produit point grand bénéfice, et je ne sais guère que les oiseaux qui vivent de leurs chansons. À ceux-là du moins une note vaut un grain de mil, Rückert plus d’une fois a déploré le contretemps fâcheux, et sa plainte, douloureuse ou tendre, ironique ou naïve, toujours agréablement poétique, s’est exhalée à ce sujet sur tous les modes. Époux et père, un moment vint où il fallut pourvoir aux besoins d’êtres chéris qui l’entouraient, et force fut bien alors au poète de recourir à de moins vagues expédiens, et d’écouter la voix de la science, laquelle, en assurant la paix du jour, devait le ravir par intervalle à ses chères contemplations. C’est à cet orientalisme, auquel Rückert s’est si fort adonné depuis, qu’il faut attribuer, l’introduction dans ses vers de l’élément philosophique, élément bizarre, sans doute, et qui, au premier abord, vous déconcerte, mais dont peu à peu l’étrangeté se modifie et s’efface sous la main savante du poète qui se l’assimile. L’orientalisme de Rückert, comme celui de Goethe dans le Divan, remonte aux sources authentiques, et va sous les rosiers en fleurs, que la voix du rossignol enchante, s’enivrer des vins de Schiras en compagnie d’Hafis et de Dschelalledin. C’est assez dire que cette poésie toute contemplative et d’un mysticisme raffiné ne sacrifie jamais à ce pittoresque de convention que M. Freiligrath emprunte volontiers par moment aux Orientales de M. Victor Hugo. J’assistais dernièrement à une représentation de Polyeucte, et comme je me récriais d’admiration à ce vers magnifique de Sévère :

Tous les monstres d’Égypte ont leur temple dans Rome,


mon voisin, homme d’un esprit rare et qui, en fait de goût, de saine critique et d’aperçus nouveaux sur les chefs-d’œuvre du grand siècle, en remontrerait au plus habile, mon voisin détourna la tête et me dit