Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/386

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux imprécations de Camille il y a loin, et, pour combler cette distance, il faut un talent auquel il manque peu de chose pour être complet.

Mlle Rachel a été accueillie avec enthousiasme, et, il faut oser le dire à la grande tragédienne, ce succès est arrivé à propos. La foule lui reprochait un peu de s’attarder dans l’ancien répertoire : elle en est sortie par un coup de maître, au milieu des bravos et sous une pluie de fleurs. Que cela l’encourage à d’autres tentatives ; elle voit ce que son talent peut gagner à ces études nouvelles ; il s’y assouplit merveilleusement. De plus, elle servirait l’art, les jeunes poètes, et elle ferait la fortune d’un théâtre dont elle est la gloire. Tout cela vaut la peine qu’on y songe.

Mlle Rachel a été parfaitement secondée. M. Ligier, dans Virginius, a été un tragédien puissant, maître de ses effets et de sa voix. Son désespoir est terrible, et son attendrissement est contagieux. M. Geffroy a très bien compris son personnage d’Appius, et il pose à merveille en décemvir ; cependant il y a telles parties de son rôle où il n’est pas assez sûr de son jeu. Quant à M. Guyon, il est convenable, et il a une belle tête de Romain qui n’eût pas été déplacée au sénat.

Nous voilà donc revenus, au théâtre, après bien des éclats de voix, des brutalités et des extravagances, aux joies purement littéraires. L’auteur de Lucrèce et celui de Virginie ont ouvert la voie : qu’ils ne s’arrêtent pas et qu’on les suive. Qu’ils ne s’arrêtent pas, mais qu’ils ne gaspillent pas non plus leur talent ! Ils viennent pour eux dans un bon moment, car ils ont sous leurs yeux tout une génération qui, par ses fautes, leur montre les écueils à éviter. Ayons l’espérance qu’ils profiteront de la leçon, et qu’ils n’oublieront pas qu’en ce temps de vanités exorbitantes, savoir sa mesure est une force, qu’en ce temps de désordre l’économie des facultés est une véritable muse.

Les écoles, nous l’avons déjà dit ici, ont fait leur temps. Les ennemis déclarés de la tradition n’ont pas plus de bonheur aujourd’hui que ses cavaliers servans il y a quelques années. Au moment même où des tentatives sérieuses et nouvelles attirent et passionnent presque la foule, des retardataires de cette école, qu’on est convenu d’appeler encore la jeune école, lancent les derniers brûlots, l’un dans un drame gigantesque qui ressemble au chaos avant que la lumière fût, l’autre dans un pastiche égrillard, frisant l’obscène, et dont le moindre défaut est d’annoncer beaucoup de gaieté et d’en donner peu. L’expérience est complète ; il ne faut ni renverser de fond en comble la tradition, ni lui obéir avec servilité : il faut l’adopter en l’agrandissant.


PAULIN LIMAYRAC