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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/441

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ses plus mauvais côtés. Employé jadis dans l’Inde, où Dupleix, alors intendant de Chandernagor, lui avait rendu des services essentiels, Godeheu n’avait pu les lui pardonner. De retour en France, il lui avait voué une haine d’autant plus vive et d’autant plus tenace, qu’elle était cachée sous une apparence d’amitié. Ils avaient correspondu ensemble ; mais vers les derniers temps, du propre aveu de ce Godeheu, ses lettres n’étaient qu’une trahison prolongée pendant près de vingt ans. Au moment même où il fomentait la ruine de son ami, en se préparant à l’accuser d’une ambition immodérée, il lui écrivait « qu’il ne serait probablement pas assez dupe pour ressembler à ses prédécesseurs, qui ont remis à la compagnie les donations que les seigneurs maures (ou mogols) leur avaient faites[1], » et, en lui donnant un tel conseil, il ne songeait qu’à lui arracher un aveu. Godeheu appelait une provocation si basse et si méchante bonus dolus (une ruse permise). Voyant la foudre s’amasser sur la tête de Dupleix, il avait brigué le plaisir de venir l’apporter lui-même ; aussi, après des refus affectés, il fut chargé par la compagnie et par le ministère de la triste commission qu’il avait briguée. Il arrivait avec l’ordre, ou du moins avec le pouvoir, de supplanter momentanément le gouverneur, d’examiner ses comptes et de le faire partir pour l’Europe. Il était surtout chargé de faire avec les Anglais une trêve ou une paix temporaire, n’importe à quelle condition, le plus vite possible et à tout prix. Il justifia parfaitement le choix de la compagnie et de la cour. Les intentions que nous prêtons à cet homme ne sont pas un jeu d’esprit son journal autographe existe à la Bibliothèque royale. Il se vante d’avoir fait envoyer dans l’Inde assez de troupes pour faire croire aux Anglais que Dupleix n’était pas dénué de tout secours, mais pas assez pour lui assurer la victoire[2].

A peine Godeheu fut-il en vue de Pondichéry, que Dupleix alla à sa rencontre. Il le reçut avec les honneurs dus à un envoyé du roi. L’accueil de Godeheu fut hypocrite et timide ; Dupleix, quoique tombé, lui imposait ; il ne savait que faire de sa victoire, et pour en tempérer l’éclat ou le danger, en cas de résistance de la part du gouverneur, il l’engagea à dire qu’il avait un congé et qu’il partait sur sa propre demande. Dupleix rejeta cet expédient puéril. Depuis les soubadars et

  1. Lettre de M. Godeheu à M. Dupleix, post-scriptum, page 62. Paris, Michel Lambert, 1760.
  2. Journal du voyage de M. Godeheu, p. 81, manuscrit de la Bibliothèque royale, n° 6,990.