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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/612

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sans obstacle, une sorte de mollesse intérieure s’emparait de lui, la sévérité l’abandonna. On a même prétendu qu’il se livra à des plaisirs qui compromirent sa dignité et jusqu’à sa fortune[1], mais il le nie hautement ; d’ailleurs de vaines ’voluptés ne pouvaient suffire à son ame, et il se demandait encore d’où lui viendrait l’émotion.

Il y avait dans la Cité une très jeune fille (elle était née, dit-on, à Paris, en 1101), nommée Héloïse, et nièce d’un chanoine de Notre-Dame, appelé Fulbert[2]. Orpheline et pauvre, elle habitait près des écoles, dans la maison de son oncle ; mais on croit qu’elle était de noble naissance, ou du moins liée par le sang, peut-être par Hersende, sa mère, à une famille illustre, à la famille des Montmorency, qui avait déjà donné à l’état deux connétables[3]. Élevée dans sa première enfance au couvent d’Argenteuil, près de Paris, son oncle l’avait instruite dans la science littéraire, ce qui était rare chez les femmes. Elle y avait fait des progrès surprenans, jusque-là qu’on prétendait qu’elle savait, avec le latin, le grec et l’hébreu. Sa figure, sans avoir une parfaite beauté, l’aurait distinguée ; mais sa véritable distinction

  1. Foulque lui rappelle dans une lettre, d’ailleurs amicale, qu’il s’était ruiné avec des courtisanes. Comme la lettre est, selon l’usage du temps, une œuvre de rhétorique, on y peut soupçonner un peu d’hyperbole ; mais il est difficile que le fond soit sans aucune vérité. Reste à savoir à quelle époque de la vie d’Abélard il faut placer ses désordres ; est-ce avant qu’il connût Héloïse ? est-ce à la suite de son amour ? Que ceux qui se piquent de connaître le cœur humain en décident. On lit dans une pièce de vers qu’il fit pour son fils :

    Gratior est humilis meretrix quam casta superba,
    Perturbatque domum saepius ista suum.
    . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Deterior longe linguosa est foemina scorto ;
    Hoc aliquis, nullis illa placere potest.

  2. Héloïse, Helwide, Helvilde, Helwisa ou Louise ; Abélard veut que ce nom vienne de l’hébreu Heloïm, un des noms du Seigneur. Il règne beaucoup d’obscurité sur l’origine, la patrie, la famille d’Héloïse. Il n’y a nulle raison de supposer qu’elle fût la fille naturelle de Fulbert, encore moins, comme le dit Papire Masson, d’un autre chanoine de Paris nommé Jean, ou, selon Mme Guizot, Ycon. D’Amboise, Duchesne, Gervaise, et en général les biographes, veulent qu’elle ait vécu autant de temps qu’Abélard ; ce qui, je le remarque après les auteurs de l'Histoire littéraire, ne porte sur aucune preuve, mais ce qui la ferait naître vers 1101.
  3. Albéric et Thibauld de Montmorency, tous deux vers la fin du XIe siècle. Nul ne dit comment Héloïse eût appartenu à cette famille. Si c’était une parenté légitime, ce devait être par les femmes. Bayle ne croit point à cette parenté, Héloïse disant à Abélard, en quelque endroit : Genus meum sublimaveras. Cette raison n’est pas décisive. (Ab. Op. ep. IV, p. 57.) C’est une pure conjecture de Turlot que de donner pour mère à Héloïse la première abbesse de Sainte-Marie-aux-Bois, près Sezanne, Hersendis, qui aurait été la maîtresse d’un Montmorency, et qui aurait passé pour être celle de Fulbert. (Abail. et Hél., p. 154.)