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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/620

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qu’il sauve du moins la dignité du philosophe ; qu’il se rappelle que Socrate fut marié et comme il expia sa faute.

Puis, laissant cette singulière argumentation, elle descendait, d’une voix plus émue, à des raisons plus pénétrantes. Ne devait-il pas songer qu’il serait plus périlleux pour lui de la ramener à son oncle ? Combien il serait plus doux pour elle, et pour lui plus honorable, qu’elle fût appelée sa maîtresse que son épouse, et qu’elle le retînt par la grace au lieu de l’enchaîner par la contrainte ! Leurs joies seraient plus vives tant qu’elles seraient plus rares. Pour elle, elle n’a jamais en lui rien aimé que lui-même ; elle pense ce que dans Eschine la philosophe Aspasie dit à Xénophon[1]. Il n’est rang, titre ni gloire qu’elle préférât au sort qu’elle tient de lui. Le titre d’épouse est plus saint ; le nom de sa maîtresse, de l’esclave de ses plaisirs, est plus doux ; il a plus de prix pour elle que le rang d’une impératrice, quand Auguste en personne le lui aurait offert. Où est la femme dont la fortune égale la sienne ? L’amour d’Abélard vaut mieux que l’empire du monde[2].

Pour lui, il écouta tous ces conseils, toutes ces prières, sans en être ébranlé. Il lui fallut subir une discussion en règle, et le maître eut à réfuter son élève en dialectique.

Sans doute ce mariage coûtait quelque chose à son ambition ; c’était un parti qui pouvait compromettre sa position dans l’école, l’obliger au moins à renoncer à l’enseignement de la théologie, lui faire perdre son canonicat, lui fermer la voie des hautes dignités de l’église, et il ne les dédaignait pas ; on dit même que la mître de l’évêque de Paris avait brillé à ses yeux. D’autres ont parlé de la pourpre romaine, que dis-je ? de la tiare pontificale elle-même. Ces ambitieux rêves séduisaient sans doute l’esprit d’Héloïse ; mais la situation présente pesait sur lui : il se flattait de tenir ses liens éternellement secrets, et dans son aveuglement, il repoussait les inquiétudes d’une femme trop clairvoyante et se confiait à l’avenir. Sa volonté obtint ce qu’Héloïse, dans l’excès de son dévouement, appelait un sacrifice. Elle se résigna à devenir la femme de celui qu’elle aimait plus que la lumière du jour. Cependant, en consentant avec des soupirs et des larmes à son hymen,

  1. « Indnctio illa philosopha. Aspasiae. » (Ab. Op., op. II, p. 45). Dans un dialogue d’Eschine le socratique, Aspasie dit à Xénophon et à sa femme : « Persuadez-vous, vous, que vous possédez la première des femmes, et elle, le premier des hommes. » (Cic. De Invent., l, 31. — Quintil. Inst. orat., V, 11.)
  2. Ab. Op., ep. I, p. 13-16, ep. II, p. 45. Toutes nos expressions sont plus faibles que celles dont Héloïse se servait encore bien des années après ces évènemens.