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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/715

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nous le verrons enfin, avec Nisami, Hafiz et toute la bande érotique, fredonner le minnelied persan et, s’enivrer de l’extase de Dieu dans la coupe écumante de Dschelaleddin. C’est à ce point de son pèlerinage que nous le prendrons, lorsque, à son retour du fleuve Jaune, à sa descente de l’Himalaya, Rückert aborde le plus fougueux représentant du panthéisme oriental, celui que nous appellerions volontiers le Spinosa derviche.


« Aussi long-temps que le soleil n’a point déchiré le crêpe de la nuit, les oiseaux du jour demeurent inquiets. L’œil du soleil éveille les tulipes ; maintenant, ô mon cœur, l’instant est venu pour toi de t’épanouir. Le glaive du soleil verse en gouttes de rosée sur le sein de l’aurore le sang de la nuit qu’il a vaincue La lumière vient d’Orient, et moi je suis à l’Occident, espèce de montagne sur la cime de laquelle le rayon se brise ; je suis la pâle lune du soleil de beauté. N’importe, regardez au-delà de moi ; regardez le soleil en face. Dschelaleddin s’appelle en Orient la lumière ; ma poésie vous en montre le reflet. »


Ainsi débutent les Gazelles. C’est au plus grand, au plus exalté des poètes mystiques persans, à Mewlana Dschelaleddin Rumi que s’adresse Rückert. Tout à l’heure, dans les OEstlichen Rosen, nous verrons notre Allemand saisir l’autre point de vue de la poésie orientale, le côté sensuel, voluptueux, badin, que le viveur Hafiz chansonne de si joyeuse humeur en vidant son verre. — En attendant c’est à l’ascétisme qu’il en veut, à la contemplation effrénée d’un pontife du soleil ivre de son Dieu ; l’ivresse, s’il y en a, sera divine et point terrestre. En mettant le pied sur le sol oriental, Rückert devait son premier hommage au coryphée splendide du panthéisme indien, quitte à se dédommager ensuite de tant d’énervantes extases à la coupe de l’amour et du printemps. Partout Dante passe avant Pétrarque. Quant à l’étendue de ce mysticisme du poète persan dont Rückert essaie de reproduire l’enthousiasme passionné, elle est sans bornes : qu’on se figure l’angoisse de l’infini, l’avide soif de l’être, un besoin furieux de se plonger en lui, de s’y abîmer, et d’aller, comme ce papillon qu’une flamme attire, s’absorber dans l’océan de la lumière universelle. Bienheureuses les ames qui sont restées au jardin de la patrie ! La vie de l’homme est un exil, plein de misère et de néant, un passage où il ne recueille que l’erreur sur son origine et sa destination ; aussi l’ame bannie en ce monde de réalité, prisonnière dans les liens du corps, n’aspire-t-elle qu’à briser ses entraves. L’élu de Dieu met sa vie dans cette aspiration qui forme avec l’absorption dans l’être le thème ordinaire de cet illuminisme poétique, thème reproduit d’ailleurs sur tous les tons. Le