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de rimer à loisir sans que la déesse intervienne. Quant à nous, la prodigalité, même en la poésie, la veine spontanée et jaillissante, ne nous déplaisent pas. A la vérité un lyrisme passé ainsi à l’état de tempérament n’admet plus guère les extases ; mais pour un oracle de moins, que d’inappréciables confidences ! Où seraient, s’il eût fallu attendre le trépied, tant de vives fleurettes dont s’émaille le Printemps d’Amour ? où seraient ces divines stances que la main de Lamartine éparpille en se jouant sur les albums ? Il y a des natures privilégiées chez lesquelles la poésie circule avec le sang. Chez plusieurs, elle est dans la tête, chez quelques-uns dans le cœur ; chez Rückert comme chez Lamartine, elle est partout, et leur moindre souffle la respire.

Les Chants domestiques et Anniversaires (die Haus-Und Jahreslieder) terminent la série des poésies de Rückert. Sous ce titre, le poète comprend, tout ce qu’il a produit depuis 1832 en fait de lyrisme, bien entendu, et indépendamment de plusieurs drames et tragédies bibliques qui datent de son installation à Berlin. Sans méconnaître complètement cette loi qui assigne à la maturité de la vie l’épopée et le drame, Rückert, en avançant en âge, n’a garde d’abdiquer la vocation lyrique. La source mélodieuse des chants de la jeunesse, la source aux aimables et tendres motifs ne s’est point tarie, mais déplacée, et s’il y puise désormais, ce sera de cet air calme et patient du sage qui a trouvé son lot ici bas et s’y tient. Pour bien saisir le côté charmant de ce recueil un peu minutieux, un peu hollandais, il faut qu’on se reporte au sein d’un de ces intérieurs naïvement bourgeois tels qu’il en existe encore en Allemagne, dans les provinces surtout. Je me figure Rückert vivant à Neusess, son ermitage de prédilection, comme fait à Heilbronn cet excellent Kerner, avec les revenans et les cataleptiques de moins toutefois. On connaît chaque arbre de la forêt voisine, où l’on herborise un Horace à la main ; entre l’étude et les soins du verger la journée se passe ; le soir, on feuillette en famille quelque beau parchemin oriental, Atar ou Schah-Nameh, et l’on s’endort en rimant un sonnet. Existence restreinte, mais facile, moitié littéraire, moitié campagnarde, bonheur paisible que le deuil vient interrompre par moment, frais cantique où les strophes pour les chers morts ne manquent pas. Avec plus de far-niente et aussi moins de sentimentalité, n’est-ce point la vie qu’Horace devait mener aux champs ? Ce nom d’Horace me rappelle une manière d’épître délicieuse, et qui complète agréablement le Tusculum.

« Un poète classique dans les mains, je parcourais les sentiers romantiques