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de la vie du cœur ; il perdait son père en 1807, il se mariait en 1808 ; il s’occupait d’agriculture et d’embellir sa résidence de Brusuglio, près de Milan ; il revenait voir en France ses bons amis de la Maisonnette, et donnait Fauriel pour parrain au premier-né de ses enfans, à sa fille Juliette-Claudine, comme on l’avait nommée. Les saisons ainsi se passaient pour lui entre la famille, les arbres et les vers, et encore ces derniers semblaient-ils tenir la moindre place dans n attention. Le Grec Mustoxidi écrivait de Milan à Fauriel : « Alexandre (Manzoni) et le reste de la famille se portent bien et parlent souvent de vous : lui, tout entier aux soins domestiques, il me semble s’éloigner trop fréquemment des Muses, qui pourtant lui furent si prodigues de leurs dons[1]. » Manzoni ne s’éloignait pas autant de la poésie qu’il le paraissait, et elle devait revenir, après quelque retard, avec de nouvelles et plus saines douceurs. Adonné à la famille comme un Racine qui se serait retiré un peu trop tôt, converti, vers 1810, aux idées religieuses et à la pratique chrétienne, père, époux, ami, il se livrait de bonne foi aux sentimens humains régularisés, aux habitudes naturelles et pures ; il y plongeait comme en pleine terre. Patience ! l’imagination avec lui retrouvera son jour ; ame non moins ardente que délicate, elle ne le laissa jamais. Il était de ceux en qui allait se vérifier un mot que lui avait dit Fauriel au début : « L’imagination, quand elle s’applique aux idées morales, se fortifie et redouble d’énergie avec l’âge, au lieu de se refroidir. »

Manzoni s’occupait donc, sinon à produire de la poésie en ces années, du moins à jouir de tout ce qui en fait le sujet même et la meilleure part. Si l’architecture et les plans de villa dignes de Palladio semblaient parfois usurper un peu magnifiquement sur ses rêves, l’agriculture et ses charmes innocens remplissaient plus à souhait et plus sûrement ses loisirs. Il recevait de Fauriel des graines choisies, des assortimens nombreux de semences, qui allaient remplir le venu de l’amitié en tombant sur une terre heureuse ; mais les vers à soie surtout et les mûriers étaient sa grande affaire dès la fin de mai, car on filait les cocons au logis. Un certain jour, dès les premiers temps de son installation à la campagne, un essaim d’abeilles vint élire domicile dans le jardin et se prêter à son observation familière, comme pour fournir une suite de plaisirs et d’occupations classiques à ce fils

  1. « Alessandro e gli altri delta famiglia godono salute, et spesso vi ricordano. Tutto dedito alle cure domestiche, mi pare che s’ allontani troppo di frequente dalle muse le quali pur gli furono liberali di santi favori. » (Milan, 20 décembre 1811.)