Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/1014

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout aborder, tout rendre de cette poésie qu’ils admiraient si bien, et ils avaient à leur tour des adoucissemens qui l’auraient par endroits voilée. Loin de nous pourtant la pensée (pensée grossière !) qu’en allant au fond de l’art et de la poésie grecque, on arrive à je ne sais quel mélange de laideur et de beauté, et qu’on rejoigne le caractère sauvage, souvent rude et, en tout cas, plus compliqué, de la poésie du nord, de la poésie shakspearienne ! Si par quelques traits profonds, naturels, par quelques élancemens de passion, ces deux grandes poésies se peuvent rapprocher comme dans un éclair, elles sont séparées par toutes les différences de race, de civilisation, par un abîme elles n’ont pu être violemment rapprochées et confondues que par des esprits inexpérimentés et sans goût, qui n’avaient pénétré le génie de l’une ni de l’autre. Il n’en reste pas moins vrai qu’à se tenir dans les limites de l’art grec et de cette incomparable poésie proclamée si unanimement un modèle de grandeur et de grace, on peut aller très loin, beaucoup plus loin qu’on ne le suppose d’ordinaire ; des traductions senties, fidèles, fidèles à l’esprit non moins qu’à la lettre des textes, et légèrement combinées avec les nécessités comme aussi avec les ressources de notre propre langue, feraient faire à celle-ci des pas très hardis, très heureux, et, ce me semble, très légitimement autorisés. Traduire fidèlement, avec goût, c’est-à-dire avec une sincérité habile, les tragiques, Pindare, Homère, même Théocrite, ce serait, je le crois, innover en français, et innover de la manière la mieux fondée, la plus prudente et la plus exemplaire. Tout le monde innove aujourd’hui ; c’est un lieu-commun et une vérité banale de remarquer qu’il n’y a plus de langue circonscrite, limitée et strictement régulière, telle qu’il en existait une à la fin du XVIIIe siècle. C’est dans un tel état de choses, anarchique tant qu’on le voudra, mais riche d’élémens, fécond de germes, et qui a peut-être encore son avenir, si, comme nous l’espérons, la France a le sien, — c’est dans un tel moment ou jamais que de telles œuvres peuvent avoir à la fois toute leur liberté d’exécution et leur part d’efficacité. On sait combien de belles traductions ont exercé souvent d’influence aux origines et aux époques de fermentation première des littératures. La Bible de Luther et ses puissans effets en Allemagne sont connus, mais débordent notre sujet ; il suffit de se rappeler le Plutarque d’Amiot en France. Sans même tant prétendre désormais, sans tant demander à nos curiosités depuis trop long-temps sorties d’enfance, il est bien certain pour moi qu’une traduction d’Homère, par exemple, qui serait ce qu’elle n’a pu être jusqu’à ce jour, et telle qu’on peut l’oser avec