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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/107

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Quand on est voluptueux, on devient avide ; tout se tient dans le mal, et l’enivrement des sens induit aux vices de l’ame. Pour suffire à cette vie de luxe et de plaisirs, il fallait de l’argent ; de là ces coquins rapaces, ces fripons aux mains engluées, viscatis manibus[1], qui rafflaient tout et ne lâchaient rien ; de là ces pince-mailles et ces usuriers, que Tacite, de son temps, regardait encore comme le plus vieux fléau de Rome[2]. La plupart grapillaient et pillaient pour faire ensuite les prodigues ; quelques autres, fidèles à l’ancien instinct de la race latine, thésaurisaient chichement et se privaient pour amasser. Il reste de Lucile quelques vers pleins de verve sur un vieux ladre agenouillé devant son or :

Cui neque jumentum est, nec servus, nec comes ullus ;
Bulgam, et quidquid habet nummorum, secum habet ipse :
Cum bulga coenat, dormit, lavit : omnis in una
Spes hominis bulga, haec devincta est cetera vita.

« Il n’a ni jument, ni esclave ni compagnon ; sa bourse, tout ce qu’il a d’argent, il le porte avec lui ; avec sa bourse il dîne, dort, se baigne. Toute la sollicitude de l’homme est dans sa bourse ; à sa bourse est lié le reste de sa vie. »


Molière n’eût pas désavoué ces lignes.

Voilà comment l’impitoyable Lucile passait tout en revue et peignait les habitans de Rome, dans leur vie publique comme dans les secrets de leur intérieur. Ceux qui se glissaient dans l’impudique rue des Toscans n’échappaient pas plus à sa verve que ceux qui quémandaient à prix d’or les suffrages populaires ; il dénonçait aussi bien les raffinemens de la débauche que les infamies du forum. Partout où un Latin a l’habitude d’aller, sur les places et dans les marchés, aux gymnases et dans les parfumeries, dans les temples et chez les barbiers partout enfin où l’on jase et où l’on achète, partout où s’exercent la malignité des médisans et l’industrie des chercheurs d’argent, vous êtes sûr de trouver Lucile ; il a l’œil ouvert, l’oreille aux aguets, et le malin, selon le mot de Despréaux,

Aux vices des Romains présente le miroir.

  1. Plaute (Pseudol., 84) a une expression plus vive encore pour peindre ces mains crochues, (urtificoe manus, qui étaient sans doute L’une des soixante trois manières qu’avait Panurge de se procurer de l’argent. (Voir le Pantagruel, l. II, ch. XVI.)
  2. Vetus urbi foenebre malum. (Tac., Ann., VI, 16.)