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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/1087

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REVUE. — CHRONIQUE.

voir, par excès de timidité, perdu (ce sont ses expressions) l’endroit le plus pathétique de la pièce. Il paraît que Mlle Clairon y suppléait de son mieux par un jeu de théâtre un peu compliqué, que M. de La Harpe nous fait connaître. Mlle Rachel a été plus simple ; ce qui ne l’a pas empêchée d’être fort touchante.

Pour les personnes qui prennent un intérêt sérieux à l’art théâtral, c’était un évènement et un grave sujet d’observation que cette sorte de début de Mlle Rachel dans le répertoire de Voltaire. Il était intéressant de voir comment l’habile tragédienne parviendrait à modifier son système de déclamation si parfait quand il s’agit d’interpréter Racine et Corneille, et l’accommoderait au mode fort différent de la poésie de Voltaire. En effet, les meilleures pièces de cet écrivain présentent bien rarement le vers solide et nerveux de Corneille, ce vers d’airain qui semble sortir du masque antique. Ce ne sont pas non plus les nuances si délicates et toujours si justes du vers de Racine, dont Mlle Rachel réussit merveilleusement à faire vibrer les moindres notes. La manière de Voltaire, admirable de naturel, est habituellement plus négligée, plus diffuse, ou, si l’on veut, plus cursive ; son vers a moins de plénitude et de nuances passionnées ; sauf quelques traits de force et quelques cris de l’ame, c’est surtout par le mouvement heureux et vif de sa période qu’il émeut et entraîne l’auditeur. Chez lui, la passion court et atteint le but tout d’une haleine : si l’on appuie trop sur les détails, on ralentit le rhythme, on le brise ou on l’alourdit. Aussi, voyez avec quel soin Voltaire recommande à ses acteurs un débit précipité, rapide, entrecoupé de poses et d’éclats. Parmi les nombreux conseils qu’il adresse à Mlle Clairon, précisément sur le rôle d’Électre, précieux commentaires qu’on peut lire dans sa Correspondance, il la conjure « de parler quelques endroits sans déclamer, mais surtout de presser, de débrider, d’avaler les détails, pour éviter d’être uniforme dans les récits douloureux. » Ce genre de déclamation rapide, entremêlée de silences et de cris (car Voltaire ne haïssait pas les cris, et il demande, pour certains passages, une voix surhumaine à son Électre) ; ce genre de déclamation, dis-je, fit école à la fin du XVIIIe siècle. Je me rappelle avoir entendu l’abbé Delille réciter des vers de cette manière agile, avec une volubilité finement accentuée, dont on n’a plus la moindre idée de nos jours. C’étaient vraiment des paroles ailées, comme celles qu’Homère prête à ses héros et à ses déesses. Talma revint à un débit plus grave, plus solennel, plus fortement accentué, mais par cela même plus lent et quelquefois même un peu lourd, comme ne cessait de le lui reprocher Geoffroy, qui ne put jamais s’y accoutumer, et qui se trouvait en cela, sans s’en apercevoir, favoriser le parti de Voltaire. En effet, la déclamation appuyée et savante de Talma était, comme celle de Mlle Rachel, très propre à faire valoir les délicatesses infinies de Racine et les contours précis du vers die Corneille ; elle ne pouvait, au contraire, que ralentir l’heureux mouvement de la période de Voltaire, et elle risquait, qui pis est, de porter l’attention sur les endroits