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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/217

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La semaine suivante, les mêmes Turcs retourneront au même cimetière, où leurs pères allaient avant eux, et ainsi toutes les semaines jusqu’au dernier jour ; après eux, leurs fils prendront le même chemin et iront à leur tour rêver sur la pierre où leur famille repose.

Tous les habitans de Constantinople, et même tous les Turcs, ne se contentent pas d’aussi mélancoliques délassemens. Ceux qui ont quelque étincelle de gaieté dans le cœur, et dans leur bourse quelques écus, louent pour leurs femmes un caïque ou un uraba (sorte de chariot bariolé attelé de deux buffles), et se rendent avec elles aux Eaux-Douces d’Europe ou d’Asie. On appelle les Eaux-Douces d’Europe une verte et fraîche prairie ombragée d’arbres séculaires, qui commence où finit la Corne d’Or. Là vient mourir l’orageuse Méditerranée[1]. Après avoir battu les côtes sauvages de l’Espagne, baigné le rivage embaumé de l’Italie, gémi au pied des tristes falaises de la Grèce, murmuré sur les grèves asiatiques, ses flots, arrivés à leur terme, se dorent au soleil d’Orient au milieu de la plus belle des villes, et, sans aller plus avant, « comme s’ils ne pouvaient quitter ces lieux enchantés, » ils disparaissent sous les fleurs, puis se perdent dans un ruisseau qui serpente gaiement dans une prairie. Je montai dans un caïque et je voguai vers l’anse où expirent ces vagues dont j’avais suivi les longs voyages. Après avoir parcouru dans toute sa longueur le port si agité de Constantinople et passé, à quelque distance de la ville, devant le kiosque que Mahmoud avait donné à une sultane aimée, j’arrivai, glissant mollement sur un ruisseau paisible, à une petite vallée verdoyante et ombreuse. Là tout était repos et silence ; on aurait pu se croire à cent lieues de la ville. Des caïques

  1. Depuis, en visitant l’Espagne, j’ai été vivement frappé (et jamais, je crois, on n’a fait cette remarque) de la ressemblance qui existe entre la forme du détroit de Gibraltar, où la Méditerranée commence, et celle du Bosphore, où elle finit. On se rend parfaitement compte de cette analogie, quand on est à la maison des signaux à Gibraltar, d’où la vue est véritablement grandiose. On domine d’un côté les montagnes de Malaga, de l’autre celles de l’Andalousie méridionale, et devant vous s’étend la côte d’Afrique. Là, comme à Constantinople, les eaux bleues de la Méditerranée forment une sorte de triangle. Le détroit a la même direction que le Bosphore ; la Méditerranée est placée comme la mer Noire ; la baie d’Algésiras remplace la Corne d’Or. La ville de Gibraltar est située comme Galata, celle d’Algésiras comme Stamboul, la côte d’Afrique remplace le rivage de Scutari. Là encore ce sont deux mondes en présence ; mais Constantinople est vert, jeune, riant, tandis qu’aux colonnes d’Hercule la nature est sombre, vieille et sévère.