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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/23

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yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée à aucun regard humain. Œil de bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation. Si vous n’avez pas le temps d’aller au Jardin des Plantes pour étudier le regard d’un loup, considérez votre chat quand il guette un moineau.

On sent qu’il eût été ridicule de se faire tirer la bonne aventure dans un café. Aussi je priai la jolie sorcière de me permettre de l’accompagner à son domicile ; elle y consentit sans difficulté, mais elle voulut connaître encore la marche du temps, et me pria de nouveau de faire sonner ma montre.

— Est-elle vraiment d’or ? dit-elle en la considérant avec une excessive attention.

Quand nous nous remîmes en marche, il était nuit close ; la plupart des boutiques étaient fermées et les rues presque désertes. Nous passâmes le pont du Guadalquivir, et à l’extrémité du faubourg nous nous arrêtâmes devant une maison qui n’avait nullement l’apparence d’un palais. Un enfant nous ouvrit. La bohémienne lui dit quelques mots dans une langue à moi inconnue, que je sus depuis être la rommani ou chipe calli, l’idiome des gitanos. Aussitôt l’enfant disparut, nous laissant dans une chambre assez vaste, meublée d’une petite table, de deux tabourets et d’un coffre. Je ne dois point oublier une jarre d’eau, un tas d’oranges et une botte d’ognons.

Dès que nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son coffre des cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi, un aimant, un caméléon desséché, et quelques autres objets nécessaires à son art. Puis elle me dit de faire la croix dans ma main gauche avec une pièce de monnaie, et les cérémonies magiques commencèrent. Il est inutile de vous rapporter ses prédictions, et, quant à sa manière d’opérer, il était évident qu’elle n’était pas sorcière à demi.

Malheureusement nous fûmes bientôt dérangés. La porte s’ouvrit tout à coup avec violence, et un homme, enveloppé jusqu’aux yeux dans un manteau brun, entra dans la chambre en apostrophant la bohémienne d’une façon peu gracieuse. Je n’entendais pas ce qu’il disait, mais le ton de sa voix indiquait qu’il était de fort mauvaise humeur. Ã sa vue, la gitana ne montra ni surprise ni colère, mais elle courut à sa rencontre, et, avec une volubilité extraordinaire, lui adressa quelques phrases dans la langue mystérieuse dont elle s’était déjà servie devant moi. Le mot de payllo, souvent répété, était le seul que je comprisse. Je savais que les bohémiens désignent ainsi tout homme étranger à leur race. Supposant qu’il s’agissait de moi, je m’at-