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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/294

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ces tentations, qui ne sont à craindre, au reste, que pour les talens médiocres, un esprit supérieur se montrera franchement dans l’histoire tel qu’il est dans la vie et dans la politique. Loin de n’y produire ses facultés, ses qualités, que d’une manière timide, il les appliquera, au contraire, à la penture du passé avec une liberté vigoureuse. Qui pourrait prétendre qu’il n’y a qu’une manière d’écrire l’histoire ? il y a autant de façons de la traiter que d’esprits puissans qui se sentiront faits pour elle. Dans le champ des annales romaines, que de génies divers se sont déployés ! En voici un qui, ardent émule des Grecs, aspire surtout à se montrer merveilleux artiste, et nous laisse des récits d’une immortelle brièveté. Après Salluste vient Tite-Live, qui, par l’ampleur de ses narrations, semble vouloir égaler l’immensité des choses romaines, ne rien omettre, et livrer aux politiques et aux penseurs à venir tous les moyens de comprendre et d’expliquer la grandeur de la république. Cependant, avant Tite-Live, un Grec, ami du second Scipion, avait voulu trouver lui-même les raisons de cette grandeur. Le dessein qui met entre les mains de Polybe la plume de l’histoire est de prouver que Rome ne devait pas ses prospérités incomparables à une aveugle fatalité. Enfin, au milieu des empereurs romains et presque sur le seuil de l’Europe moderne se tient Tacite, peintre sévère et sublime, accusateur terrible d’un monde qui devait bientôt s’écrouler. N’oublions pas toutefois que Napoléon se défiait de Tacite, de cette imagination si sombre et si vive, sous l’empire de laquelle certains coups de pinceau n’ont été peut-être qu’une éloquente calomnie.

Notre amour-propre, à nous autres modernes, nous persuade volontiers qu’en mainte chose nous sommes tout-à-fait nouveaux. Néanmoins il est rare que, lorsqu’un talent moderne est fortement trempé, un examen attentif ne vous révèle quelque analogie avec un talent ou un caractère de l’antiquité ; c’est la nature humaine qui se ressemble à elle-même. Pour nous, il nous a été impossible de lire et de relire l’Histoire du Consulat et de l’Empire sans songer à Polybe. Ce n’a pas été un de ces rapprochemens fugitifs qui laissent peu de traces dans l’esprit ; non, l’impression a été durable, et j’en voudrais donner les raisons. Quel est le vrai caractère de Polybe comme historien ? Sur ce point important, nous sommes heureux de laisser parler un juge souverain en matière historique. Dans un de ses jugemens si substantiels et si vrais sur tout ce qui concerne Rome, Jean de Müller, après nous avoir montré Polybe doué du plus juste coup d’œil, n’ayant rien épargné pour acquérir la plus exacte connaissance des lieux, des divers théâtres de l’histoire, et sachant apprécier avec la plus complète