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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/34

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quand elle sautait avec son tambour. Puis j’entendais encore des officiers qui lui disaient bien des choses qui me faisaient monter le rouge à la figure. Ce qu’elle répondait, je n’en savais rien. C’est de ce jour-là, je pense, que je me mis à l’aimer pour tout de bon, car l’idée me vint trois ou quatre fois d’entrer dans le patio, et de donner de mon sabre dans le ventre à tous ces freluquets qui lui contaient fleurettes. Mon supplice dura une bonne heure ; puis les bohémiennes sortirent, et la voiture les remmena. Carmen, en passant, me regarda encore avec les yeux que vous savez, et me dit très bas : — Pays, quand on aime la bonne friture, on va en manger à Triana, chez Lillas Pastia. Légère comme un cabri, elle s’élança dans la voiture, le cocher fouetta ses mules, et toute la bande joyeuse s’en fut je ne sais où.

Vous devinez bien qu’en descendant ma garde, j’allai à Triana ; mais d’abord je me fis raser et je me brossai comme pour un jour de parade. Elle était chez Lillas Pastia, un vieux marchand de friture, bohémien, noir comme un Maure, chez qui beaucoup de bourgeois venaient manger du poisson frit, surtout, je crois, depuis que Carmen y avait pris ses quartiers. — Lillas, dit-elle sitôt qu’elle me vit, je ne fais plus rien de la journée. Demain il fera jour[1] ! Allons, pays, allons nous promener. Elle mit sa mantille devant son nez, et nous voilà dans la rue, sans savoir où j’allais. — Mademoiselle, lui dis-je, je crois que j’ai à vous remercier d’un présent que vous m’avez envoyé quand j’étais en prison. J’ai mangé le pain, la lime me servira pour affiler ma lance, et je la garde comme souvenir de vous ; mais l’argent, le voilà.

— Tiens ! il a gardé l’argent, s’écria-t-elle en éclatant de rire. Au reste, tant mieux, car je ne suis guère en fonds ; mais qu’importe ? chien qui chemine ne meurt pas de famine[2]. Allons, mangeons tout. Tu me régales.

Nous avions repris le chemin de Séville ; à l’entrée de la rue du Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle me fit mettre dans mon mouchoir. Un peu plus loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de manzanilla, puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore qu’elle avait dans sa poche, avec [3]


(2)

  1. Manana sera otro dia, — proverbe espagnol.
  2.         Chuquel sos pirela,
            Cocal terela.
        Chien qui marche, os trouve. — (Proverbe bohémien.)

  3. le passage qui conduit à la cour, zaguan, est fermé par une grille en fer très élégamment ouvragée.