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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/44

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moi nous nous y opposâmes. Nous ne leur primes que l’argent et les montres, outre les chemises dont nous avions grand besoin.

Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne, et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir réfléchi. Nous jugeâmes qu’il ne faisait pas bon pour nous dans les environs de Gibraltar après l’affaire des milords, et nous nous enfonçâmes dans la sierra de Ronda. — Vous m’avez parlé de José-Maria ; tenez, c’est là que j’ai fait connaissance avec lui. Il menait sa maîtresse dans ses expéditions. C’était une jolie fille, sage, modeste, de bonnes manières ; jamais un mot malhonnête, et un dévouement !… En revanche, il la rendait bien malheureuse. Il était toujours à courir après toutes les filles, il la malmenait, puis quelquefois il s’avisait de faire le jaloux. Une fois, il lui donna un coup de couteau. Eh bien ! elle ne l’en aimait que plus. Les femmes sont ainsi faites, les Andalouses surtout. Celle-là était fière de la cicatrice qu’elle avait au bras, et la montrait comme la plus belle chose du monde. Et puis, José-Maria, par-dessus le marché, était le plus mauvais camarade !… Dans une expédition que nous fîmes, il s’arrangea si bien, que tout le profit lui en demeura, à nous les coups et l’embarras de l’affaire. Mais je reprends mon histoire. Nous n’entendîmes plus parler de Carmen. Le Dancaïre dit : — Il faut qu’un de nous aille à Gibraltar pour en avoir des nouvelles ; elle doit avoir préparé quelque affaire. J’irais bien, mais je suis trop connu à Gibraltar. — Le Borgne dit : — Moi aussi, on m’y connaît, j’y ai fait tant de farces aux Écrevisses[1] ; et, comme je n’ai qu’un œil, je suis difficile à déguiser. — Il faut donc que j’y aille ? dis-je à mon tour, enchanté à la seule idée de revoir Carmen ; voyons, que faut-il faire ? — Les autres me dirent : — Fais tant que de t’embarquer ou de passer par Saint-Roc, comme tu aimeras le mieux, et, lorsque tu seras à Gibraltar, demande sur le port où demeure une marchande de chocolat qui s’appelle la Rollona ; quand tu l’auras trouvée, tu sauras d’elle ce qui se passe là-bas. — Il fut convenu que nous partirions tous les trois pour la sierra de Gaucin, que j’y laisserais mes deux compagnons, et que je me rendrais à Gibraltar comme un marchand de fruits. À Ronda, un homme qui était à nous m’avait procuré un passe-port ; à Gaucin, on me donna un âne : je le chargeai d’oranges et de melons, et je me mis en route. Arrivé à Gibraltar, je

  1. Nom que le peuple en Espagne donne aux Anglais à cause de la couleur de leur uniforme.