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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/530

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Hier on y pensait à peine, et voyez : il a suffi d’un son échappé à ces merveilleux gosiers pour remuer en nous des trésors de souvenirs. Les Puritains, la Lucia, Norma ! bravo ! en voilà pour six mois de sensations charmantes et de romantiques rêveries inspirées par ces aimables cantilènes, quidéjà ont pour nous le don d’évoquer des fantômes. — Schlegel prétendait que l’architecture était une musique solidifiée ; il me semble qu’on pourrait facilement retourner la proposition, et dire que la musique est une sorte d’architecture flottante. À ce compte, la musique aurait, comme l’architecture, ses différens ordres, dans lesquels, pour m’en tenir aux Italiens contemporains, Rossini, le plus orné, le plus fourni, le plus luxuriant des maîtres, Rossini, avec ses enroulemens, ses festons, ses cannelures, ses touffes de feuilles et de fleurs, représenterait l’ordre corinthien, et Bellini, plus sobre et de graces moins apprêtées, l’ionique. Quant au dorique, vu la simplicité sévère de sa nature, je ne sais trop qui se chargerait de le représenter, à moins que ce ne fût Mercadante ; mais, à coup sûr, pour le composite, les exemples ne nous manqueraient pas, et nous citerions au premier chef MM. Donizeni et Verdi. Ce n’est pas le moindre charme de ces représentations du Théâtre-Italien de provoquer chez ceux qui les suivent de ces parallèles dont l’imagination aime à se défrayer à certains momens. Je dirai plus : ôtez ces divagations à propos d’une ritournelle, ces graves débats au sujet d’un trille, et il n’y a plus de Théâtre-Italien. À ce prix seulement, le dilettantisme existe. En effet, depuis tantôt quinze ans que nous entendons les mêmes chefs-d’œuvre exécutés devant le même public, par les mêmes chanteurs, la loi naturelle des choses voudrait que notre enthousiasme fût à bout ; si donc notre foi persévère, si notre culte ne se ralentit pas, croyez bien qu’il y a là-dessous quelque secret. Au-delà de cette musique s’ouvre pour l’imagination, même sans qu’elle s’en rende compte, tout un monde d’idées et de sensations ; et ces phrases divines que nous savons par cœur sont comme un opium qui, après vous avoir enivré dans votre stalle, va produire son effet au foyer pendant l’entr’acte, et susciter ces vifs engagemens auxquels un peu d’exaltation se mêle. Croit-on, par exemple, que, sans le souvenir de Rubini vibrant encore au fond de toutes les ames, l’arrivée de Moriani eût été un pareil évènement ?

On ne cesse de répéter au Théâtre-Italien de varier et même de renouveler son répertoire. Nous avouons, quant à nous, qu’un pareil conseil, s’il était mal interprété, pourrait devenir funeste. Que de loin en loin on cherche à s’infuser du jeune sang dans les veines, rien de mieux ; seulement, n’oubliez jamais de tenir en honneur ce passé qui fait votre force. Et cette vérité, le public la comprend si bien, qu’il répugne aux adoptions nouvelles. Bellini lui-même, quand on y songe, dut s’y prendre à trois fois pour se conquérir sa faveur ; on dirait qu’un instinct secret l’avertit que, du jour où Je Théâtre-Italien changerait de système, c’en serait fait à tout jamais d’un des plus doux plaisirs dont le dilettantisme se complique, le plaisir de raisonner ou