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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/534

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vous assistez à tous les déchiremens de cette ame éperdue ; puis, vers la fin, quand la réalité succède au doute, au moment où le désespoir éclate, dites, cette transition de la voix sourde et voilée du reproche à la fureur qui gronde, est-elle assez puissante et grandiose ? Soyons juste pourtant : dans la partie purement énergique du morceau, dans la strette d’imprécations, Moriani demeure inférieur à Rubini ; il ralentit la mesure à l’excès, et son cri sur abominata n’a rien de cet élan sublime, foudroyant, auquel Rubini nous avait habitués. Ce fait ne prouve qu’une chose, à savoir, qu’on peut être un fort grand chanteur et ne pas réussir à certains passages consacrés par la tradition d’un autre grand chanteur. D’ailleurs, puisque nous nous plaisons à reconnaître la supériorité de Moriani dans toute la partie du morceau récité sotto voce, pourquoi ne laisserions-nous pas à Rubini les honneurs de la strette ? Somme toute, les deux virtuoses n’ont rien à s’envier dans cette phrase. Si l’un a le début, l’autre a la conclusion, et ce que je dis à propos d’un passage du finale du second acte doit se dire de l’ensemble du rôle, où chacun des deux peut à bon droit revendiquer ses avantages, celui-ci pour son entraînement, son imprévu, et cette inspiration unique qui le portait au sublime sans qu’il eût l’air de s’en douter ; celui-là pour la composition générale du caractère musical, un pathétique plus simple, un art de nuancer plus délicat peut-être : Conçoit-on à ce propos qu’on soit venu reprocher à Moriani le soin extrême qu’il donne aux moindres détails de l’expression, ce culte de la situation, qui fait l’originalité de son talent, et rappelle de loin chez lui Adolphe Nourrit, mais en des proportions plus essentiellement musicales ?

Je dirais volontiers que Moriani est un Nourrit italien, tout comme je pourrais comparer l’auteur de Nabucodonosor à l’auteur de la Juive, et dire que Verdi est une sorte d’Halévy milanais, à cette condition toutefois qu’on me laisserait faire aux Italiens la part plus belle du côté de l’instinct musical, bien entendu. Pour en revenir aux reproches adressés à Moriani, il existe une classe d’honnêtes dilettanti retardataires, dont la vieillesse se consume à proclamer comme impraticable toute espèce d’union et de compromis entre les convenances d’une action dramatique et le bon plaisir de la musique, et qui n’imaginent point qu’on puisse être un chanteur de premier ordre, du moment où l’on se préoccupe d’autre chose que de sa cavatine. Pour ces braves gens, en dehors des roulades de Mme Fodor et des souquenilles à ramages de feu Davide, il n’y a point de Théâtre-Italien. Cependant, il faut bien se l’avouer, depuis cet âge d’or les temps ont marché. À tort ou à raison, la musique italienne a cessé d’être ce qu’elle était jadis, et le grand maestro lui-même reviendrait en ce monde, si dédaigneusement abandonné par lui, qu’il devrait se conformer à la loi nouvelle ; que dis-je, cette loi ? Rossini n’a-t-il donc pas été le premier à la reconnaître, à la consacrer par deux immortels chefs-d’œuvre ? Lorsque, mûri par l’expérience d’une des carrières les plus magnifiquement remplies qui se puissent voir, Rossini écrivait