Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/673

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’avec impatience la domination mulâtre du Port-au-Priuce. Ces hattiers, comme on les appelle, dont le pastoturage[1] est la principale industrie, réunissent autour d’eux pour la garde, ou plutôt pour la chasse de leurs nombreux troupeaux presque à l’état sauvage, des hommes que cette vie de fatigues rend énergiques et forts comme les rancheros de l’Amérique du Sud. C’est une milice toujours prête à s’armer au premier cri du maître. On désigne ces pâtres sous le nom commun de Seybanos, qui est celui de la population du canton de Seybo, où se trouvent le plus grand nombre de hattes (pâturages). Ce sont eux qui, sous les ordres de don Juan Sanchez, hattier devenu général, bloquèrent les Français dans Santo-Domingo, lors de l’insurrection de 1808. Le succès qu’ils obtinrent alors était fait pour les enorgueillir, et on a pu reconnaître plus d’une fois qu’ils ne l’ont point oublié.

Tandis que la population blanche se trouvait ainsi réduite dans la partie espagnole à d’énergiques, mais peu nombreux représentans, les autres classes de la société y conservaient purs de toute atteinte leurs anciens élémens. Les mulâtres de la partie française cherchèrent, il est vrai, à prendre pied sur ce territoire, où les appelaient des concessions nouvelles ; ils pénétrèrent dans l’est, mais avec lenteur et circonspection. Rien n’était fait pour attirer les habitans de l’ancienne colonie française dans les solitudes de la province espagnole : aucun lien, aucune garantie, ni dans l’affinité de la couleur, ni dans la communauté des intérêts. Aussi le mouvement d’immigration fut-il peu considérable. Les sang-mêlés, au nombre de cinquante mille (ce chiffre n’a guère varié depuis 1789), refusèrent de fraterniser avec les mulâtres de la partie française : c’eût été déroger à la qualité de blancs qu’ils croient bien sincèrement leur être acquise. Quant aux noirs, disséminés au nombre de vingt-cinq mille sur une étendue de plus de trois mille lieues carrées, ils ne cessèrent pas de reconnaître la supériorité de leurs anciens maîtres après s’être vus affranchis d’un esclavage qui n’existait pour eux que de nom.

Tel est l’état des deux sociétés qui se partagent l’île d’Haïti. D’un côté, dans la partie française, il y a cette puissance du nombre qui, dirigée par une volonté intelligente, est invincible, mais qui s’épuise aujourd’hui en efforts stériles faute de cette discipline salutaire qu’avait créée en d’autres temps la lutte avec un ennemi de race supérieure. De l’autre, dans la partie espagnole, on trouve une population peu nombreuse, mais énergique, fière et volontairement soumise à la direction de la race blanche. Chacune de ces populations ennemies est travaillée elle-même par des rivalités intérieures ; cependant le fait politique et social qui domine ici tous les autres est la lutte des races métisse et noire, qui réclament tour à tour la souveraineté au nom de l’intelligence ou de la force. C’est l’antagonisme des couleurs qui entretient

  1. Expression de Sully, qui désigne l’industrie appelée assez improprement de nos jours élève des bestiaux. Le hattier est, dans les colonies d’Amérique, celui qui exerce sur une grande échelle l’industrie du pastourage.