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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/718

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REVUE DES DEUX MONDES.

de la femme et de la mère, la vénérable gaieté de l’aïeule, trouvent dans Mlle Bremer un peintre délicat et fidèle. L’observateur est d’autant plus aimable, qu’il sait moins résister à l’émotion, et qu’il contemple souvent ses personnages à travers une larme ou un sourire. C’est une faiblesse qui a sa grace. À côté des jolies pages où les caractères si variés des Voisins se dessinent et se précisent en de cordiales causeries, on rencontre des parties descriptives dont l’effet pittoresque fait surtout le prix. Parmi les meilleurs chapitres du roman, nous citerons celui qui raconte le voyage de Mme Mansfelt et de Franciska Werner à la ville, un jour de marché. C’est un petit tableau de l’école flamande tout plein de gracieux motifs qui s’ordonnent sans confusion sous un vif jet de lumière et sur un fond digne de Mieris. Les mœurs suédoises sont décrites tantôt avec une gaieté légèrement ironique, tantôt avec une mélancolie touchante. Plus d’une fois Mlle Bremer trouve l’occasion de critiquer doucement ses compatriotes. Tout en célébrant les joies de la vie privée, elle signale les abus qu’entraîne le culte exclusif des vertus domestiques. Le roman s’élève même jusqu’à la satire dans la confession d’une vieille fille dont la jeunesse s’est passée entre l’âtre et le rouet, sur une terre isolée, sous la surveillance d’une famille puritaine. Toutefois l’ironie de Mlle Bremer n’est jamais empreinte d’amertume, et le ton qui domine dans les pages le plus résolument satiriques est celui de le raillerie indulgente.

En somme, les Voisins sont un des romans les plus remarquables que les littératures du Nord aient vu paraître dans ces derniers temps. On annonce la traduction d’un autre ouvrage de Mlle Bremer, le Chez-Soi, ou les Peines et les Plaisirs de la Famille. Il est à souhaiter que ces utiles travaux se continuent. L’étude des littératures étrangères a toujours été féconde pour l’esprit français. Aujourd’hui surtout, à l’heure où le roman se débat chez nous sous tant d’influences mauvaises, on ne saurait le retremper à des sources trop pures et l’exposer à de trop fraîches haleines. Dût-on trouver chez certains romanciers du Nord l’excès des qualités qu’on désire, dût leur grace être un peu mignarde et leur candeur un peu puérile, mieux vaudrait encore ces aimables défauts que nos tristes prétentions. Mieux vaudraient les humbles sentiers où s’attardent ces naïfs conteurs que la route bruyante et poudreuse où s’égarent nos romanciers à la suite des appétits vulgaires.



V. de Mars.