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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/792

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mais habiter chez les hommes, que je viens de sauver, et vous n’oserez pas venir m’y chercher. — Les Turcs ont une quantité d’apologues semblables à l’aide desquels ils expliquent à merveille, comme on voit, bien des choses qui arrêtent les savans.

On a maintenant une idée de la façon dont se passe la première journée de navigation sur le Danube. Désormais je ne parlerai plus de moustiques, car au-dessus de Silistria, où nous arrivâmes à six heures, on n’en voit plus un seul, ce qui est encore fort étrange.

Débarrassé de cet inconvénient, le voyageur a un autre danger à redouter, et celui-là est fort grave : c’est la fièvre. La malaria ne sévit pas seulement aux embouchures du fleuve ; jusqu’à Belgrade et plus haut encore, les rives du Danube, vaseuses, souvent inondées, sont en toutes saisons peu saines, et elles sont pestilentielles à la suite des chaleurs. Durant la première nuit de notre lente navigation, deux passagers furent saisis de cette triste maladie. Le nombre immense de voyageurs que nous recrutâmes bientôt à chaque station, la chaleur extrême qui régnait dans la chambre, les insectes de tout genre qui y restaient encore, même après la disparition des cousins, nous ayant obligés de passer les nuits sur le pont roulés dans nos manteaux, exposés aux fraîcheurs du soir et aux brumes matinales, nous n’étions pas sans inquiétudes. Le sort nous favorisa cependant, et nous arrivâmes au but bien portans. Silistria, où nous attendîmes à l’ancre le lever du soleil, car on ne navigue pas encore la nuit sur le Danube au moins jusqu’à Belgrade, est une ville peu intéressante, et dont je pourrais me dispenser de parler, si elle n’avait eu ses jours de gloire. En 1828, elle tint long-temps en échec tout un corps d’armée russe qui, ne pouvant s’en emparer, dut se contenter d’essayer, sans y trop réussir, de l’affamer en coupant toutes ses communications. Tombée cependant aux mains des Russes, Silistria resta jusqu’en 1835 en leur pouvoir, et là fut payé le dernier terme du tribut imposé à la Turquie.

Le lendemain, rien de curieux ou de nouveau ne s’offrit à nous ; les rives étaient toujours tristes et désertes ; quelques îlots couverts de saules s’élevaient au milieu de la rivière qui prenait par instans les proportions d’un lac. Pas un être vivant n’animait ce paysage monotone, sinon des cigognes qui, du bord, regardaient paisiblement notre bateau traverser leurs solitudes. Le temps, Dieu merci, s’était rasséréné, et nous pouvions rester sur le pont où, à défaut de moustiques, il y avait des millions de sangsues : il s’en fait en Bulgarie un commerce considérable. Notre Vénitien, négociant en ce genre, avait, me dit-il, à sa solde, sans compter les indigènes qui pêchaient pour lui dans les marais, plus