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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/800

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Je fus assez sot pour me sentir mortifié de cette supposition, et assez fat pour l’attribuer à mon costume. J’aurais dû me rappeler qu’Hussein, devenu très riche et très cupide, aimait infiniment les marchands, les marchandises et les spéculations de tout genre. J’allais lui répondre que je n’étais rien, pas même commis-voyageur, lorsqu’un des aides-de-camp entra tout à coup et parla au pacha, qui s’agita sur son divan. Presque au même instant un nouveau personnage parut sur la scène : c’était notre compagnon de voyage, le pauvre colonel, ce grand mangeur de concombres, dont nous nous étions souvent moqués. Quantum mutatus ab illo ! Ce n’était plus le même homme. En se retrouvant chez lui, au milieu des usages qui lui étaient familiers, il avait perdu sa ridicule contrainte, et, tout en restant fort laid, il avait acquis je ne sais quelle dignité inaccoutumée. Il entra avec assurance, la tête haute, le fez sur la tête, mais les pieds déchaussés. Arrivé au milieu de la salle, il salua à l’orientale ; puis, s’avançant vers le vieux pacha, qui faisait tous ses efforts pour se mettre sur son séant, il tenta, sans réussir, de baiser sa main. Hussein l’invita à prendre place auprès de lui. Loin d’accepter, le colonel se mit à marcher à reculons et alla s’asseoir à l’autre extrémité du divan. Sur un ordre du pacha, des domestiques apportèrent deux pipes, et changèrent pour un bel éventail de plumes d’autruche le petit balai avec lequel Hussein s’était jusqu’alors éventé. Le pacha se mit à fumer ; le colonel, malgré des invitations réitérées, refusa, par respect, de l’imiter. Quant à moi, on ne m’offrait pas de pipe. Blotti à l’autre bout de la salle, je faisais une assez sotte figure. Hussein m’avait complètement oublié, et le colonel ne faisait aucunement mine de me reconnaître. Cependant, les domestiques ayant apporté des confitures de jasmin dans une coupe de cristal et un verre d’eau, le pacha fit signe qu’on me les présentât. Le colonel, par étiquette, refusait tout rafraîchissement ; moi, j’acceptai les conserves, et je crus aussi pouvoir prendre le café qu’on vint m’offrir, sans manquer de respect à l’ancien aga des janissaires. Après quoi, craignant d’être indiscret en prolongeant ma visite, et ne sachant d’ailleurs quelle contenance faire, je me levai, saluai respectueusement le pacha[1], et sortis de son pauvre palais.

Le lendemain, à deux heures, nous arrivâmes à Kladostitza, petit village situé en aval des brisans qu’on nomme les Portes-de-Fer. Là est interrompue une première fois la navigation du fleuve ; le paquebot

  1. Hussein est mort peu de temps après mon passage à Widdin, et je suis probablement le dernière Français qui l’ait vu.