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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/811

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voyait, dans la peste comme dans beaucoup d’autres accidens, l’action des planètes, des démons, ou de la divinité même ; c’était un fléau destiné à châtier les infidèles, à les amener à la vraie religion. Le nombre de quarante jours, alors indiqué comme délai légal, comme durée probable de la période d’incubation, indique des préoccupations religieuses et bibliques. Qui donc alors songeait à recueillir des faits ? Presque partout des ecclésiastiques furent mis à la tête des lazarets, et l’on peut juger de la capacité de ces pieux fonctionnaires par le récit qu’a fait lord Howard de sa visite aux établissemens sanitaires du pourtour de la Méditerranée : « C’étaient, écrivait-il, des cachots humides, immondes et infectés (dungeons of dampness, filtz, and putrefaction). » Enfin, à l’imitation du saint concile, les nécromanciens, médecins de l’époque, déclarèrent également contagieuses une multitude de maladies qui, grace à Dieu, ne nous font plus faire quarantaine : la goutte, par exemple, l’asthme et le scorbut.

La crainte de la contagion fit donc naître les lazarets. C’est dans le XVe siècle qu’on les établit en Italie, en France, en Espagne. A dater de ce moment, nous l’avons dit, la peste, au lieu de diminuer en Europe, y devint plus fréquente. A Venise, depuis 1403, époque à laquelle fut établi le lazaret, jusqu’à 1630, date de la dernière épidémie, on compte, comme l’avoue lui-même M. Frari, directeur actuel du lazaret de Venise, on compte seize pestes. Seize pestes en 227 ans ! Or, dans les 365 années qui ont précédé, il y a eu onze pestes seulement. On objecte, je le sais, que Venise, faisant avec le Levant un commerce considérable, était, par cela seul, fort exposée ; mais Gênes avait avec les contrées orientales des relations continuelles d’où vient qu’elle a été visitée sept fois seulement par la peste ? N’est-il pas raisonnable de chercher la cause de cette différence dans la situation si dissemblable des deux villes, et de présumer que Gênes, bâtie en amphithéâtre au penchant d’une colline, avec des rues bien ouvertes, droites la plupart et aérées, réunit des conditions de salubrité qui manquent à Venise, entourée de lagunes, et dont les maisons, bâties à fleur d’eau, sont entassées les unes sur les autres et séparées par des canaux croupissans et des couloirs souvent infects ?

En France, depuis l’année 1476 où les lazarets ont été complètement établis jusqu’à nos jours (369 années), il y a eu vingt-deux épidémies. Dans les 369 années qui ont précédé, on en avait compté dix-sept seulement. Vraiment, ne serait-on pas tenté de regarder, avec lord Howard, les lazarets comme de dangereux foyers d’infection[1] ?

  1. La plupart des lazarets sont encore fort mal tenus ; les voyageurs y manquent de tout, et il s’y passe des choses incroyables. Qu’on se rappelle les faits produits à la tribune au mois de mai dernier. Condamnés, pour avoir passé quelques semaines en Orient, à soixante ou quatre-vingts jours de quarantaine et enfermés au lazaret de Marseille, un de nos députés et ses compagnons demandèrent un médecin. Amené sous un prétexte quelconque, un jeune docteur fut enfermé avec eux par surprise, malgré lui, et à sa grande terreur. Un des voyageurs avait, disait-on, la peste ; les hommes de la science examinaient ses plaies à distance, avec une lorgnette, et les cautérisaient avec je ne sais quel instrument emmanché au bout d’un long bâton. Ils tuèrent, bien entendu, le pauvre homme. Voilà ce qui se passe de notre temps !