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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/817

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de quatorze à quinze jours. La nuit, les éclats de rire continuent, car, on le conçoit, deux cents passagers et passagères ne sauraient être renfermés et pressés dans un petit salon de navire, sans qu’il en résulte des incidens fort divertissans pour les célibataires. Laisser soupçonner la familiarité des mœurs hongroises et allemandes n’est pas, je suppose, une indiscrétion, mais ce pourrait être une vengeance méritée. Nulle part au monde on ne médit plus des usages français et des mœurs parisiennes que sur les bords du Danube. Tout en aimant, ou mieux, tout en admirant la France, les Allemands, les Hongrois et même les Valaques sont convaincus que l’on respire dans notre patrie un air pestilentiel, et que les femmes perdent bien vite au milieu de nous tout principe de morale. C’est chez eux une idée fixe, enracinée, et il est inutile de chercher à défendre contre eux son pays d’une accusation que nous devons sans doute à un siècle plus galant que le nôtre.

Enfin nous arrivâmes à Pest. Là nous allions retrouver l’Europe, les plaisirs du monde et toutes les commodités de la vie civilisée. Plus d’une fois, pendant les heures de fatigue, j’avais pensé avec regret à toutes ces choses, et maudit les inconvéniens sans nombre de la vie errante. Étrange contradiction, dès que j’aperçus les quais de Pest, ses beaux hôtels, ses voitures, cette ville enfin où l’existence est organisée comme en France, comme partout, mon cœur se serra ; je vis apparaître devant moi une longue série de jours monotones, tracés d’avance, et je me pris tout à coup à regretter la vie incertaine du voyageur ; dans les accidens qui l’accompagnent, je vis alors une excitation nouvelle et comme un charme de plus. En retrouvant l’Europe, il me sembla que je quittais pour la première fois ces pays du soleil que je venais de parcourir, et que je me séparais pour toujours des amis que j’y avais laissés. Mille choses derrière moi m’appelaient et me disaient adieu, et cette année de courses lointaines m’apparaissait comme la plus belle de ma vie. En un mot, je sentis que le rêve était fini, et qu’il fallait se hâter d’en fixer le souvenir, si je croyais à cette triste consolation que le poète donne à l’homme qui voit fuir sa jeunesse, à cette dernière jouissance qu’il promet au voyageur rentré dans ses foyers :

Forsan et haec olim meminisse juvabit.


Alexis de Valon.