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Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/890

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j’étais dans ce cas comme tout le monde ; j’avais un avantage pourtant que je réclame, c’était d’avoir rencontré autrefois, sur un bateau à vapeur, dans une traversée de Rome à Marseille, l’auteur en personne, et là j’avais pu, d’après sa conversation forte, précise, et riche d’observations de mœurs prises sur le fait, saisir un avant-goût de ce que devaient contenir d’original et de réel ses œuvres elles-mêmes. M. Gogol, en effet, paraît se rattacher avant tout à la fidélité des mœurs, à la reproduction du vrai, du naturel, soit dans le temps présent, soit dans un passé historique ; le génie populaire le préoccupe, et, quelque part que son regard se porte, il se plaît à le découvrir et à l’étudier[1]. Je craindrais de trop généraliser les caractères d’un talent que je n’ai pu juger que par échantillons ; M. Viardot, dans le choix qu’il a fait, a dû songer surtout à la variété ; les cinq nouvelles qu’il nous offre ont chacune un caractère à part, et appartiennent à un genre différent ; ce qui peut être plus agréable pour le lecteur, mais ce qui ne laisse pas d’embarrasser le critique. J’ai entendu dire à des Russes spirituels qu’il y a dans M. Gogol quelque chose de M. Mérimée ; ces sortes de comparaisons sont toujours assez hasardeuses et ne peuvent se donner que pour de lointains à-peu-près ; ce qui est certain, c’est que M. Gogol s’inquiète moins d’idéaliser que d’observer, qu’il ne recule pas devant le côté rude et nu des choses, et qu’il ne fait nulle difficulté d’enfoncer le trait ; il se soucie avant tout de la nature, et il a dû beaucoup lire Shakspeare.

Des nouvelles aujourd’hui publiées, et que M. Viardot a rendues avec un relief, avec un cachet de style qui porte en lui la garantie de sa propre fidélité, la plus considérable et la plus intéressante est la première intitulée Tarass Boulba. C’est le nom d’un chef cosaque zaporogue, et, dans ce caractère sauvage, féroce, grandiose et par instans sublime, le romancier a voulu nous offrir un portrait de ce qu’étaient encore quelques-uns de ces chefs indépendans des bords du Dnieper durant la première moitié du XVIIe siècle, date approximative à laquelle se rapportent les circonstances du récit : « C’était, dit-il, un de ces caractères qui ne pouvaient se développer qu’au XVIe siècle, dans un coin sauvage de l’Europe, quand toute la Russie méridionale, abandonnée de ses princes, fut ravagée par les incursions irrésistibles des Mongols ; quand, après avoir perdu son toit et tout abri, l’homme se réfugia dans le courage du désespoir ; quand sur les ruines fumantes de sa demeure, en présence d’ennemis voisins et implacables, il osa se rebâtir une maison, connaissant le danger, mais s’habituant à le regarder en face ; quand enfin le génie pacifique des Slaves s’enflamma d’une ardeur guerrière, et donna naissance à cet élan désordonné de la nature russe qui fut la société cosaque (kasatchestvo). Alors tous les abords des rivières, tous les gués, tous les défilés dans les marais, se couvrirent de Cosaques que personne

  1. C’est ainsi que M. Gogol me dit avoir trouvé à Rome un véritable poète, un poète populaire, appelé Belli, qui écrit des sonnets dans le langage transtéverin, mais des sonnets faisant suite et formant poème. Il m’en parla à fond et de manière à me convaincre du talent original et supérieur de ce Belli, qui est resté si parfaitement inconnu à tous les voyageurs.